Qui pourrait imaginer que des régions d’Espagne ont été repeuplées lors de la Reconquête par une grande communauté de Francs qui ont formé des quartiers et construit des édifices en l'honneur du Saint Patron de la France ? Nieves Ugalde, Guide-conférencier, nous raconte ces histoires méconnues qui montrent une fois de plus les relations étroites entre nos deux pays.
Saint Martin de Tours est né en 316 dans l'actuelle Hongrie, dans la famille d'un officier de l'armée romaine et a été baptisé en 334. Il rejoint la garde impériale romaine à l'âge de 15 ans. La légende qui l’a rendu célèbre se situe aux alentours de 337 : Alors que Martin était à Amiens, il rencontre un mendiant grelottant de froid près de la porte de la ville, auquel il donne la moitié de son manteau. Après avoir quitté l'armée romaine, Martin décide de mener une vie religieuse. En 371, il est nommé évêque de Tours. Il est aujourd'hui le saint patron de la France et de la Hongrie et est fêté le 11 novembre.
Mais quelle relation entre Saint Martin de Tours et la Castille ?
Comme le rappelle Nieves Ugalde Brochon, en 711, les Arabes (Omeyyades) ont envahi la péninsule Ibérique et ont vaincu le dernier roi chrétien Rodrigo, à la bataille de Guadalete. Les chrétiens se réfugient alors dans le nord de la péninsule où, peu après, ils entament la Reconquête (ce terme n’apparaît qu’au XIXe siècle). C’est ainsi qu’ils remportent leur première bataille à Covadonga, sous le commandement de Don Pelayo, qui établit le royaume chrétien indépendant des Asturies.
Petit à petit, les chrétiens récupèrent des territoires, profitant des moments de faiblesse de Al-Andalus, créant de nouveaux royaumes, jusqu'à atteindre le centre de la péninsule au XIe siècle. En 1085, avec le roi de León, Alfonso VI, "Le Brave", la conquête tant attendue de Tolède a lieu.
Les chefs étrangers récompensés
Vers 1090, Alphonse VI de León accepte de récompenser les différents chefs étrangers qui l'ont soutenu dans diverses campagnes militaires, en épousant plusieurs de ses filles et en leur cédant le pouvoir féodal sur divers territoires. C’est ainsi que la fille aînée du roi Alphonse VI, l'infante et future reine Urraca Ier de León, épouse Raymond de Bourgogne (Besançon, 1070-Grajal de Campos, 20 septembre 1107), un noble de Franche-Comté qui a introduit la dynastie bourguignonne dans les royaumes de León et de Castille.
Vers 1091, le roi Alphonse VI de León nomme son gendre, Raymond de Bourgogne, gouverneur de la Galice au nord de la rivière Minho et du Portugal, entre le Minho et Coimbra. Il lui confie également la tâche de diriger le repeuplement des terres situées entre le Duero et les Montagnes Centrales ainsi que les alentours de Salamanque, Avila et Ségovie.
Au fur et à mesure que ces royaumes conquièrent des territoires, ils doivent être repeuplés de population chrétienne pour sécuriser ces nouvelles terres dévastées par les batailles successives. Ces nouveaux colons sont autorisés à obtenir des terres et à être des propriétaires libres, car il s'agissait d'une zone frontalière dangereuse, en particulier face à d'éventuelles incursions des musulmans.
Ces régions de Castille ont alors été repeuplées par des personnes de différents peuples : Léonais, Goths, Asturiens, Basques, Cantabres, Mozarabes et surtout une grande communauté de Francs qui ont formé des quartiers dans des villes comme Madrid, Ávila, Salamanque, Ségovie et Tolède, et ont construit des églises, des couvents ou des hôpitaux toujours en l'honneur de leur saint Martin de Tours.
Dans le cas de Madrid, l'un des premiers monastères construits dans la nouvelle ville chrétienne fut le couvent de San Martín. Ses origines remontent à la fin du XIe siècle, et son établissement a donné naissance à l'un des premiers faubourgs de la ville qui porte son nom : le faubourg de San Martín. Il était situé dans le bloc actuel formé par les rues Arenal, Hileras et San Martín. L'église du couvent était située dans ce qui est aujourd'hui une partie de la Plaza de San Martín (annexée à la Plaza de las Descalzas et plus précisément dans le bâtiment de la Caja de Ahorros y Monte de Piedad de Madrid), juste en face du couvent des Reales Descalzas.
La population de la paroisse augmente de plus en plus, de sorte qu'au XVIIe siècle, le faubourg compte déjà une centaine de rues et quelque 2.500 maisons. Au début du XIXe siècle, le monastère était pratiquement en ruines. Les précieuses archives de la bibliothèque ont été perdues. Des actes de vandalisme en 1936, ainsi que le bombardement lors de la défense de Madrid ont fait le reste. Depuis le milieu du XXe siècle, le seul rappel du monastère Saint Martin réside dans le nom de la rue et de la place de San Martín.
Rappelons par ailleurs que le 11 novembre coïncide avec l'abattage du porc en Espagne. C'est pourquoi il existe un célèbre proverbe qui prévient que "A cada cerdo, le llega su San Martín…" (pour faire référence au fait que toute action mauvaise aura des conséquences).
Des Francs provençaux à San Ginés
Dans le cas de l'église de San Ginés à Madrid, située dans la Calle del Arenal, on trouve des références à ce temple dès le début du XIIe siècle. On pense que l'origine du culte du saint français pourrait également remonter au moment même de la conquête de Madrid, lorsque Raymond de Bourgogne repeupla ce quartier situé dans un faubourg hors des murs de la ville avec des Francs provençaux qui décidèrent de construire leur église en l'honneur de leur saint né à Arles : Saint Genès.
Genès, originaire d'Arles, était un soldat qui s'est fait connaître par sa maîtrise de l'écriture, ce qui lui valut d'être nommé secrétaire du magistrat romain d'Arles. Dans l'exercice de ses fonctions, on lui avait demandé de recopier le décret de persécution des chrétiens. Outré dans son idéal de justice, le jeune homme refusa. Il fut capturé et exécuté et reçut le baptême dans son propre sang. Il est aujourd'hui le saint patron des notaires.
A signaler enfin que l'église de San Ginés contient de nombreuses œuvres d'art à l'intérieur et renferme également un trésor que la plupart des Madrilènes ignorent : un tableau d'El Greco, l'Expulsion des marchands du temple ou Purification du temple, peint dans sa dernière période, entre 1610 et 1614.