Édition internationale

De la techno au tantra : le renouveau kinky de Berlin

Tandis que la gentrification et les lendemains de pandémie emportent peu à peu les bastions de la culture techno berlinoise, une nouvelle scène s’active, plus intime mais tout aussi politique.

Des mains derrière la vitre d'une voiture avec une lumière rouge.Des mains derrière la vitre d'une voiture avec une lumière rouge.
© Ali Karimiboroujeni - Unsplash
Écrit par Manuela Saccomano
Publié le 12 août 2025, mis à jour le 19 septembre 2025

Par une fraîche nuit d’été, ils sont une dizaine à se presser, silencieux, autour d’une coordonnée Google Maps au bord de la Spree. Bientôt absorbés par la pénombre, ils guettent… la lueur d’une lanterne fendant la brume, suspendue au bras d’une silhouette perchée sur une barque, un jeune homme au sourire engageant. Un canal Telegram leur a promis une soirée d’exception sur un Hausboot, une de ces maisonnettes flottantes qui pullulent sur les lacs allemands. Une trentaine de participants s’y loveront sur des banquettes de velours éclairées à la bougie, avec pour horizon la mer d’huile derrière les vitres embuées. Sur le ponton extérieur, certains se découvrent auprès du brasero, d’autres prennent la température du sauna et du bain nordique. En fond sonore, une basse douce mais régulière réveille les plus alanguis, c’est bien à une partouze que ces inconnus participent.
Sous l’apparente confidentialité du lieu se cache une organisation bien rodée, la soirée est assurée tous les mois par un collectif de DJs. Une reconversion fortuite?

 

De la rave à la ruine

Personne à Berlin ne fait mystère du lent déclin de la culture techno, alors que le tourisme n’a pas retrouvé son niveau d’avant Covid, et que les clubs sont également menacés par la hausse des loyers et un projet d’autoroute symbole de la mutation urbaine. Celui-ci empiète sur 6 des lieux les plus emblématiques de la nuit berlinoise, comme le WaterGate désormais fermé, et le Renate, qui fermera ses portes en décembre. Dans une Europe gagnée par la fièvre de la musique électronique, les clubs berlinois ont perdu le statut d’exception qui faisait leur renommée depuis les années 70.

Pourtant, à voir la file d’attente qui déborde parfois au-delà du coin de la rue, rejoignant celles du Trésor et du Globus voisins, un établissement semble épargné par la crise. Fondé au début des années 90 comme le premier club techno sex-positif de la ville, le Kitkat a bousculé les codes en libérant le sexe des darkrooms pour l’inviter jusque sur la piste de danse. Ici, chaînes, cuir et autres fétiches se mêlent aux performances artistiques et aux simples fêtards en quête d’une ambiance sulfureuse. 

Dépassant de loin les sphères queer et BDSM de ses débuts, la scène kinky continue de se réinventer, accompagnant les mutations de la ville.

 

Ma collègue m’a dit qu’elle allait baiser au Kitkat ce week-end.

Si le vieil adage « Berlin, poor but sexy » orne encore les toilettes de certains bars, Anja*, responsable dans les ressources humaines et organisatrice d’orgies à ses heures perdues, reconnaît que la ville n’a plus grand-chose de « poor », mais qu’elle reste « very sexy ». Avec la flambée des prix des loyers, presque doublés en 10 ans, et l’essor de l’industrie des services et du numérique, le public s’est diversifié. Le sexe est sorti des marges, allant de pair avec la gentrification de la ville. Des classes laborieuses, des gays à la dérive, des étudiants fauchés et des planqués du service militaire d’Allemagne de l’Ouest, on est passé aux nomades numériques, aux entrepreneurs et aux expatriés. La jeune quadragénaire au look BCBG fait partie de cette génération de millennials aisés et décomplexés, qui redéfinit les espaces d’exploration sexuelle à travers de nouveaux codes esthétiques, éthiques et économiques. Entre temps, Metoo est passé par là, plus aucun événement ne s’affiche sans un strict rappel des règles liées au consentement et à la contraception.

La scène kinky s’est densifiée avec la multiplication des soirées aux intitulés évocateurs, Pornceptual, House of Lunacy, Pinky promise ayant pignon sur rue, autant que les rassemblements plus intimistes tels que le Kinky Sauna sur la Spree. Le sexe berlinois s’est aussi démystifié en quittant l’univers de la fête et de la nuit pour investir des espaces qui lui sont désormais dédiés, à l’instar des événements d’Anja. Ses Sunday Funday ont lieu le dimanche après-midi, en pleine lumière, sans drogue et sans alcool, « pas fucked up ». « Le sexe berlinois n’a plus rien de secret ou de subversif, ma collègue m’a dit qu’elle allait baiser au Kitkat ce week-end. » 

 

Ils viennent comme en vacances à Sodome et Gomorrhe. 

Loin de s’être lissée, la scène kinky berlinoise reste un lieu d’expression politique hérité des mouvements féministes et humanistes qui s’y sont croisés, à l’image de l’Institut de sexologie fondé dès 1919 à Berlin, première institution européenne à aborder la sexualité de façon non pathologisante, regroupant l’étude scientifique, le militantisme social et la santé sexuelle sous un même toit.

Depuis 2012, le quartier autogéré d’Holzmarkt s’étend sur les bords de Spree du centre-ville, vrai faux chaos de bâtiments hétéroclites mêlant bois brut, fresques naïves et tentures de couleur au charme bricolé. Si les touristes s’y pressent en quête d’un coucher de soleil instagramable, l’IKSK — Institut de recherche sur le corps et la culture sexuelle — niché au dernier étage avec vue sur le fleuve, cultive son authenticité et s’attache à perpétuer l’avant-garde sexuelle de Berlin. Pour Felix Ruckert, 66 ans et cofondateur dont on devine la carrière de chorégraphe à sa démarche aérienne et sa passion pour « les infinies possibilités du corps », la scène kinky berlinoise est aujourd’hui le théâtre de nouvelles utopies, où le sexe se conçoit en tant que bien culturel à part entière, légitime dans l’espace public et porteur d’enjeux de genre et d’égalité. Une riche programmation d’ateliers thématiques - tantrisme, bondage, sexualité créative, cercles de réflexion - se déploie dans la grande pièce baignée par la lumière des fenêtres de toit, où les cordes suspendues au côté de peintures abstraites créent une atmosphère hybride entre dojo sensuel et tiers lieu artistique.

La programmation de l’IKSK s’inscrit dans un nouvel idéal de développement personnel, où le sexe est vecteur de connaissance de soi et d’émancipation. Une approche en phase avec une époque davantage tournée vers l’individualité et qui séduit, ici, un public majoritairement féminin. 

 

Bords de la Spree à Berlin la nuit.
© Dimitri Frixou - Unsplash

 

 

Pour Pauline, une habituée des lieux, Berlin reste un grand terrain de jeu où les uns et les autres reproduisent l’expérience libertaire de la ville sans forcément la conscientiser. « Ils viennent comme en vacances à Sodome et Gomorrhe, ça dure une semaine ou quelques mois, puis ils retournent chez eux, en Allemagne ou ailleurs, dans un endroit fatalement plus conservateur. Mais Berlin reste un pivot qui leur offre la possibilité d’expérimenter, que ce soit dans les soirées, le sexe, ou même la politique et le travail. La scène kinky est tellement vaste qu’ils trouveront toujours une micro communauté qui partage leurs pratiques. »
Cette manière d’entrelacer art, corps et liberté trouve aussi sa place au Kitkat, où les soirées du samedi soir débutent avec les mélodies classiques du Naked Orchestra, tandis qu’au sous-sol, un bal tango enflamme le pas. Quand l’heure avance, les danseurs glissent en cercles concentriques sans s’émouvoir des ébats qui se jouent à côté sur un coin de banquette.

Anja, Félix et Pauline s’accordent à dire que la scène kinky berlinoise en tant que marqueur culturel, répond toujours à un idéal d’accessibilité et de bien commun. « Le Kitkat c’est entre 20 et 25 balles, ce n’est pas très cher comparé aux autres clubs, et certains événements comme les nôtres proposent des prix aux étudiants et aux chômeurs. » Pour Anja, la sélection repose avant tout sur des critères d’adhésion à un projet collectif : « you cannot buy your way in ». Selon Félix, Berlin reste fidèle à sa tradition d’accueil des communautés marginales en recevant les naufragés des scènes kinky de Kiev et Koursk. Autre population, autres enjeux : « Depuis l’élection de Trump, on voit même débarquer des Américains ».

 

 * Pour des raisons de confidentialité, le prénom a été modifié.
 

 

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