Édition internationale

14 femmes photographes à l’honneur au C/O Berlin

Jusqu’au 28 janvier 2026, le C/O Berlin, lieu d’exposition qui refuse d’être un musée, nous offre deux superbes expositions en simultané : “Close Enough” et les deux lauréates de l’After Nature Prize 2025. L’occasion de découvrir le monde, et le métier de photographe, au travers de regards et de perspectives féminins.

Photo de deux filles Photo de deux filles
The Necklace, Buenos Aires, Argentina, 1999 © Alessandra Sanguinetti/Magnum Photos
Écrit par Sandrine Ibanez
Publié le 3 octobre 2025, mis à jour le 13 octobre 2025

Close Enough

L’exposition interroge la signification d’"assez proche", d’après la déclaration de Robert Capa, cofondateur de Magnum, au sujet du photojournalisme : “If your pictures aren’t good enough, you’re not close enough.” Mais pour les 12 femmes photographes qui font cette exposition, et n’ont probablement pas besoin qu’un homme d’un autre temps leur explique leur métier, la proximité (ou, selon leur choix, la distance) prend d’autres formes : confiance, complicité, vulnérabilité.

Comme souvent au C/O, la curation et les œuvres sont remarquables, mais voici un aperçu de celles qui nous ont particulièrement interpellés.
 


Alessandra Sanguinetti - Sélection d’œuvres 

Pendant 25 ans, Alessandra suit deux petites filles argentines, qui venaient perturber ses séances de photos des animaux à la ferme de leur grand-mère et vivaient leurs propres aventures en s’interposant devant l’objectif. Si au début elle les chassait, Guille et Belinda deviennent bientôt ses sujets, qu’elle apprend à connaître et à aimer.

Devenues adolescentes puis femmes, elles partagent avec Alessandra un récit commun, intime et mouvant, qui brouille la frontière entre distance documentaire et proximité affective.

 

Al-Minya, Egypt, September 2013 © Bieke Depoorter/Magnum Photos
Al-Minya, Egypt, September 2013 © Bieke Depoorter/Magnum Photos





Bieke Depoorter - As It May

De 2011 à 2016, au Caire, à des moments charnières du soulèvement, Bieke s’invite chez des gens rencontrés au hasard et partage leur vie, repas et intimité, avec son appareil photo comme témoin. La méfiance accrue envers les étrangers rend l’exercice difficile, et la fait aussi se questionner sur son rôle et son regard. Ne serait-elle qu’une étrangère occidentale de plus, venue observer “l’autre” ?  

En 2017, elle retourne au Caire avec ses photos, avec la volonté de saisir la complexité de la région. Pour cela, elle demande à d’autres Égyptiens d’horizons divers d’écrire leur point de vue sur les photos - un vrai dialogue, et des opinions contrastées, parfois tendres, parfois dures, sur le pays, la religion, la société et la photographie.


Traductions en anglais des textes de la photo ci-dessus :

Traduction des textes de la photo de Bieke Déporter


 


Myriam Boulos - Sélection d'œuvres  

Au Liban, Myriam Boulos documente son pays fragmenté, la révolution, l’explosion du port de Beyrouth, mais aussi les nuits de sa génération. Son regard est cru, intime, direct : se rapprocher, c’est résister, reprendre possession de la ville et de son corps.

Pour elle, la photographie est d’abord un besoin vital : aller vers les autres, comprendre ce qui est, et mettre en lumière ce qui est invisibilisé. Elle commence à 16 ans par prendre des photos la nuit, là où la ville se révèle, puis passe au jour après la révolution de 2019, quand pour la première fois, le peuple se rassemble dans les rues. Après l’explosion du port en 2020, elle poursuit ce geste : raconter l’histoire depuis l’intérieur, du point de vue de ceux qui la vivent dans leur quotidien et dans leur corps, plutôt que de laisser d’autres l’écrire à distance.

 

Oeuvre gentlemen's club
Gentlemen’s Club, Cristina de Middel © Sandrine Ibanez - lepetitjournal.com





Cristina de Middel - Gentlemen’s Club

En 2015, Cristina publie une petite annonce pour inviter des clients de travailleuses du sexe à poser pour elle, en échange d’argent. Le résultat, 7 ans plus tard ? 100 portraits et histoires, neutres et sans jugement, qui détonnent avec la représentation habituelle de ce sujet.

Au-delà de ce regard inédit, Cristina revendique aussi sa propre position : femme, photographe, et survivante de violences sexuelles. Entrer dans cet espace, garder le contrôle et en même temps rester ouverte à ce que les clients livrent, c’est ce qui lui permet de documenter leurs témoignages intimes et d'en faire quelque chose de profondément touchant.

 

Susan Meiselas - Encounters with the Dani

La photographe raconte ici, via une sélection d’œuvres, l’histoire de la représentation du peuple Dani de la vallée de Baliem, en Papouasie. En 1988, elle accompagne le cinéaste Robert Gardner, revenu filmer la région vingt-cinq ans après Dead Birds : un retour aux sources émouvant pour lui, une première rencontre pour elle. Lorsqu’elle y revient en 1996, Susan mesure l’influence croissante de l’exposition au monde occidental sur la communauté et commence à tisser un projet au long cours.

Ce projet devient une véritable collection : il interroge non seulement la manière dont les Dani ont été perçus et représentés par d’autres, mais aussi la façon dont ils se représentent eux-mêmes. L’installation retrace leur histoire, depuis leur "découverte" en 1938 jusqu’aux interventions missionnaires et coloniales néerlandaises, à la gouvernance indonésienne marquée par des violations des droits humains, puis à l’essor de l’écotourisme et au mouvement séparatiste toujours en cours.

Une installation qui invite à réfléchir à la façon dont les représentations façonnent l’identité de ceux qui sont photographiés, et révèlent la vision et les intentions de ceux qui photographient. 

 

Somayeh, Teheran, Iran, 2010 © Newsha Tavakolian/Magnum Photos
Somayeh, Teheran, Iran, 2010 © Newsha Tavakolian/Magnum Photos




Newsha Tavakolian - For the Sake of Calmness et Look

Avec Look, Newsha Tavakolian invente un studio dans sa chambre. Pendant 6 mois, chaque jour, sa caméra est braquée sur la fenêtre au travers de laquelle elle a regardé la même vue de la ville pendant 10 ans. Devant la caméra, elle invite ses voisins, parle avec eux pendant des mois avant de prendre la première photo. Pour elle, « Close enough » c’est ce temps long, cette confiance qui se met doucement en place et permet aux histoires individuelles – une jeune femme en surpoids dans un pays obsédé par l’apparence, un mari séparé de sa femme – de s’incarner.

Avec For the Sake of Calmness, elle va plus loin encore : partie de sa propre expérience du PMS face au volcan Damavand, elle en fait la métaphore d’un pays entier, à fleur de peau, toujours au bord de l’éruption. Le film mêle sa voix, les témoignages d’une centaine de femmes sur cet état brut, exacerbé, qui supprime tout filtre entre le corps et le monde.


 

After Nature Prize 2025

La nature n’a plus rien de "naturel" : entre le capitalisme global et la crise climatique, nos écosystèmes portent partout la trace, parfois dévastatrice, de l’humain. Comment la regarder aujourd’hui ?

C’est la question que pose le prix After Nature - Ulrike Crespo Photography Prize, lancé en 2024 par C/O Berlin et la Crespo Foundation, en hommage à la photographe Ulrike Crespo. Le prix distingue deux artistes ou collectifs de plus de 35 ans déjà reconnus pour leurs expositions et leurs publications.

Par le biais de la photographie, le thème propose une documentation et une lecture de notre monde post nature, où les rapports entre humains, environnement et technologies évoluent au quotidien.

 

Beto with bird taxidermy, 2024 © Isadora Romero
Beto with bird taxidermy, 2024 © Isadora Romero

 


 Isadora Romero - Notes on How to Build a Forest

La photographe équatorienne nous emmène en voyage dans deux forêts tropicales de son pays natal, où brouillard et microclimats règnent en maître. Elle nous raconte plusieurs histoires entremêlées où humains, plantes et animaux sont intimement liés, et imagine des futurs possibles.

Isadora parle notamment de la communauté de Yunguilla, qui, après avoir détruit la nature pour extraire du charbon, a trouvé une façon de replanter, de réinventer un mode de vie plus harmonieux et d’ouvrir la voie à l’écotourisme. Les anciens y transmettent aux jeunes l’art de se servir des plantes et de perpétuer ce lien vital avec la forêt – dans un pays où, rappelons-le, les défenseurs de l’environnement sont persécutés.

Isadora nous invite également à élargir notre perception. Ses photos, parfois attaquées par des champignons, se transforment et créent une beauté nouvelle. Elle met aussi en scène des artefacts précolombiens de la culture Yumbo ou Jama Coaque, retrouvés le long des anciens chemins de commerce appelés culuncos : vases datant de 400 av. J.-C., flûtes qui sonnent comme les oiseaux disparus de la forêt. Ces objets reprennent vie, au lieu d’être figés dans les musées.

Préserver cet écosystème ? Évidemment. Mais comment ? Dans la réserve de Mache-Chindul, espace protégé et haut lieu de biodiversité, les scientifiques étudient plantes et animaux tandis que les communautés locales restent souvent dans les limbes, interdites d’agir. Isadora imagine une collaboration possible entre chercheurs et habitants, pour construire ensemble une durabilité partagée.


 

Installation Lisa Barnard © Sandrine Ibanez - lepetitjournal.com
Installation Lisa Barnard © Sandrine Ibanez - lepetitjournal.com

 

Lisa Barnard - You Only Look Once

La photographe britannique explore la manière dont humains, animaux et machines perçoivent le monde, en mêlant photographie, vidéo immersive, archives réinterprétées, impressions expérimentales et images générées par l’IA. Elle s’intéresse particulièrement à la Californie, où innovation technologique, recherche militaire et préoccupations écologiques s’entremêlent.

Au cœur du projet : le Salton Sea, un lac artificiel, utilisé pour des essais et entraînements des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki. Lisa détourne notamment des dispositifs de vision nocturne militaire, utilisés par la police des frontières pour repérer les passages clandestins, et les emploie pour révéler la pollution au lithium du lac. Ce "military gaze" dévoile ce que l’œil humain ne peut (ou ne devrait pas ?) voir.

L’exposition explore également les technologies de perception des véhicules autonomes : radars, caméras, capteurs sonores. Lisa les rapproche de l’écholocation des chauves-souris, mais aussi de celle développée par des personnes aveugles avec lesquelles elle a travaillé, capables de "voir" par le son. 

Le titre renvoie à l’algorithme du même nom (YOLO), capable de détecter des objets en temps réel. Lisa souligne le paradoxe : les machines sont surpuissantes, mais elles n’auront jamais d’expérience consciente. Et interroge : comment développer des technologies qui ne soient pas seulement efficaces, mais sensibles au monde qu’elles prétendent comprendre ?


➔ Retrouvez tous les détails des expositions sur le site du C/O Berlin.

 

 

 

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