Agathe Badia et Florian Kraft ont acheté un appartement sur plan début 2022, pour un emménagement prévu en juin 2023. Deux ans plus tard, le chantier est à l’arrêt, et le couple franco-allemand est toujours locataire. Derrière la société filiale en charge de la construction de leur immeuble, il y a le groupe Hedera Bauwert, qui accumule depuis plusieurs années les chantiers bâclés ou jamais terminés, et les plaintes pour non-paiement de salaires, sans grande réaction des pouvoirs publics locaux.


Devant le tribunal de district de Charlottenbourg, un débat sur l’avancée des travaux
Nous retrouvons Agathe Badia et son compagnon, Florian Kraft, dans une salle d'audience du deuxième étage du tribunal de district de Charlottenbourg. Nous sommes début juin, et cela fait neuf mois que le couple attend cette séance, qui marquera une avancée supplémentaire dans le règlement du conflit qui l'oppose à une filiale du promoteur immobilier Hedera Bauwert.
Pour comprendre l'affaire, il faut remonter en 2021. A l'époque, les deux développeurs de logiciel ont décidé d'acheter un appartement à Berlin. Rapidement, leur choix se porte sur un projet immobilier à l'ouest de Moabit, au 41, Sickingenstraße. Il faut dire que l'idée est séduisante sur le papier : un appartement moderne, un balcon, un quartier calme et bien situé... Le site Internet du promoteur immobilier hb 15. Wohnimmobilien GmbH - filiale du groupe Hedera Bauwert, est particulièrement soigné, et présente un immeuble neuf et élégant en briques brunes, entouré d'arbres.
En janvier 2022, le couple signe le contrat de vente pour ce bien immobilier sur plan. Le contrat stipule que le paiement sera échelonné en plusieurs fois, chaque versement devant venir financer une étape supplémentaire de la construction. L'emménagement est prévu en juin 2023.
Seulement, deux ans plus tard, l'immeuble est bloqué au stade du gros œuvre avec fenêtres. Si, lors du premier report de la date de fin des travaux, la société avait envoyé un mail à tous les acheteurs, rapidement, elle cesse de les tenir informés. Sur son site Internet, les dernières actualités présentant l'avancée de la construction datent de décembre 2022. Selon les acheteurs, qui se sont rassemblés et ont engagé un avocat en juillet 2023, les travaux n'avancent plus depuis janvier de la même année.

En parallèle de cette plainte collective, Agathe Badia et Florian Kraft ont lancé une procédure judiciaire individuelle à l'encontre de la filiale hb 15. Wohnimmobilien GmbH et du fondateur et gérant de la société-mère Hedera Bauwert, pour non respect des lois de construction MaBV modifiées en 2018. Ils réclament 700 000 euros de dommages et intérêts.
Lors de l'audience du jeudi 5 juin, les débats entre les deux avocats ont porté sur le stade d'avancée des travaux. L’avocat du couple de plaignants, Me Schumann, a défendu, photos du chantier à l’appui, que les travaux n’avancent plus, rendant la clause de paiements échelonnés stipulée dans le contrat de vente nulle.
Me Dietrich, l’avocat de Hedera Bauwert, a au contraire affirmé que des travaux de peinture sont actuellement en cours. Une affirmation qui n’a pas convaincu les plaignants. Florian Kraft a témoigné, expliquant s’être rendu le vendredi 23 mai 2025 à 11 heures du matin sur le site de construction, et avoir constaté la présence de seulement deux peintres sur le chantier. De la poudre aux yeux pour pouvoir plaider que les travaux continuent et ne pas perdre le permis de construire, selon le couple.
Hedera Bauwert, une société de promotion immobilière qui accumule les problèmes depuis plusieurs années
L’affaire qui oppose le couple Badia-Kraft à la filiale hb 15. Wohnimmobilien GmbH est loin d’être un cas isolé. Le fondateur et gérant d’Hedera Bauwert, Ioannis Moraitis, est à la tête d’un empire comptant plus de 80 entreprises. Depuis quelques années, les poursuites judiciaires à son encontre se multiplient, au point d’avoir attiré l’attention de la presse et de politiques locaux.
En août 2024, au moins 130 procédures sont actuellement en cours contre Ioannis Moraitis devant différents tribunaux, selon le Département du Sénat de Berlin pour le développement urbain, la construction et le logement, interrogé à ce sujet par Katalin Gennburg (die Linke), membre de la Chambre des représentants de Berlin.
Ce qui est reproché au sulfureux promoteur immobilier ? De commencer des chantiers de construction sans jamais les finir, ruinant les acheteurs sans qu’ils puissent accéder à la propriété. Le chantier de la Sickingenstraße en est un exemple édifiant, mais la situation est similaire sur un autre chantier situé dans la Cranachstraße, à Schöneberg. Alors que les travaux auraient dû commencer en août 2022, à ce jour, aucun immeuble n’est encore sorti de terre. Le projet “Das Tempel-Hof”, situé au 8 Manteuffelstraße, est également à l’arrêt.
Contactée au sujet de l’arrêt des travaux et du retard dans la livraison du bâtiment fini, la société filiale d’Hedera Bauwert en charge de la Sickingenstraße n’a pas répondu. Dans d’autres affaires, la compagnie a invoqué la pandémie de Covid-19 ou la guerre en Ukraine et leurs conséquences, ainsi que les faillites de certains de ses prestataires pour justifier les retards.

Non-paiement des salaires, non-règlement des factures d’électricité… les griefs à l’encontre d’Hedera Bauwert se multiplient
Dans certains immeubles construits par Hedera Bauwert et considérés comme “achevés” aux yeux des lois de construction, la situation est en réalité loin d’être aussi claire. Ainsi, pour un immeuble situé dans la Weserstraße, l’inspection des bâtiments de Friedrichshain a relevé en juin 2024 de multiples manquements aux normes de sécurité, mettant en danger la vie des habitants, mais également une absence de gouttières, ou encore une cour intérieure au sol si abîmé qu’y passer est un risque pour les usagers.
Par ailleurs, les entreprises de Ioannis Moraitis ont pour habitude de ne pas payer leurs prestataires, ou seulement partiellement. C’est le cas de l’ingénieur en structure Andreas Tesch, qui a déclaré au Berliner Morgenpost avoir perçu son salaire pour des travaux effectués sur un chantier sur la Havelberger Straße seulement après avoir gagné son procès, soit un an et demi plus tard. Des couvreurs ou concierges ont également témoigné n’avoir jamais reçu le salaire qui leur était dû.
De nombreuses défaillances ont également été recensées sur les biens immobiliers dont Ioannis Moraitis est propriétaire. Des centres commerciaux que l’entrepreneur possède à Bernau, Rostock et Halle tombent en ruine et ne sont plus rénovés. En avril dernier, le Nord Kurier rapportait que le centre commercial et de santé Klenow Tor de Rostock a vu son chauffage coupé, à la suite de factures d’électricité impayées par la société propriétaire, Hedera Bauwert, laissant employés et patients dans des centres médicaux aux températures glaciales.
Enfin, des employés d’Hedera Bauwert ont également été accusés d’avoir falsifié des factures. Le montant du préjudice s’éleverait à au moins trois millions d’euros.
Une situation qui est remontée jusqu’au Sénat de Berlin
Face à ces innombrables manquements et faillites, les victimes d’Hedera Bauwert s’impatientent, et certains élus de Berlin s’interrogent et demandent qu’Hedera Bauwert, ses filiales et Ioannis Moraitis soient déchus de leurs activités commerciales dans le Land de Berlin.
Dans ses questions au Département du Sénat de Berlin pour le développement urbain, la construction et le logement datant de novembre 2024, l’élu Niklas Schenker (die Linke) dénonçait le modèle économique d’une entreprise “semant la pagaille” dans Berlin et ailleurs, et reposant sur un système de “sous-financement, d’escroquerie et de fraude”. A la plupart des questions, le Sénat de Berlin a répondu que des enquêtes sont en cours et qu’il ne peut se prononcer.
C’est là une des stratégies éprouvées d’Hedera Bauwert : faire durer chaque procédure le plus longtemps possible, en faisant systématiquement appel. L’entreprise protège également sa réputation en faisant supprimer les avis négatifs à son encontre sur Google Avis. L'article du Berliner Morgenpost dénonçant ses agissements et datant d’avril 2024 a également été désindexé de Google. Elle cultive en outre l’opacité sur ses comptes : depuis 2021, aucun bilan d’Hedera Bauwert ou d’une de ses filiales n’a été déposé au registre de commerce, enfreignant l’obligation de publication en vigueur.
Chez les victimes, l’attente, la précarité, et l’espoir de voir l’entreprise condamnée
En attendant, les personnes qui ont acheté un logement à Hedera Bauwert, s’endettant à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros sans jamais pouvoir emménager, patientent et voient les frais annexes augmenter : honoraires des avocats, loyer à payer, prêt à rembourser… Agathe Badia et Florian Kraft parlent d’une véritable “pause dans leur vie” depuis que ce cauchemar a commencé, dénonçant une situation particulièrement “insécurisante et fragilisante”. Ils soulignent également leur chance d’avoir une situation financière stable, qui leur permet d’engager un avocat, ce qui n’est pas le cas de tous les acheteurs dans leur immeuble.
En multipliant les plaintes et les demandes de dommages et intérêts, l’objectif des acheteurs du 41, Sickingenstraße est que la filiale hb 15. Wohnimmobilien GmbH soit déclarée insolvable. Ils pourraient alors demander les droits de construction, et faire finir l’immeuble par un autre promoteur. Mais pour cela, il faut déjà que l’entreprise soit condamnée. Dans le cas du couple Badia-Kraft, la décision de justice sera rendue le 17 juillet. Mais ils savent déjà qu’en cas de condamnation, l’entreprise fera appel, et se préparent donc à continuer la bataille.
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