Transition écologique et numérique : deux bouleversements qui nous promettent un monde idéal, débarrassé de toutes pollutions et assurant l’intégrité de la planète. Malheureusement, il existe un revers à la médaille. En nous émancipant des énergies fossiles, nous sombrons dans une autre dépendance : celle aux métaux rares. Ces transformations ont une face sombre qui comporte des risques et périls aussi aigus que ceux qu’elles sont censées résoudre. C’est cette dichotomie que nous raconte le journaliste et réalisateur Guillaume Pitron au fil d’un entretien en 3 parties, avec son livre La Guerre des métaux rares, sous-titré La face cachée de la transition énergétique et numérique — préfacé par Hubert Védrine aux Éditions LLL, et publié en Pologne sous le titre Wojna o metale rzadkie, aux Éditions Wydawnictwo Kogut. Dans ce 1er volet, celui qui a été juriste avant de devenir journaliste revient sur la réception de son livre en Pologne et sa présence au 31e Forum Économique de Karpacz, la notion de métaux rares, le changement de paradigme et la relation entre les États-Unis, la Chine et l’Europe.
Guillaume Pitron, la Pologne et le lithium
Au début du mois de septembre 2022, Guillaume Pitron a été invité à présenter son ouvrage La guerre des métaux rares, publié en 2018 et récemment traduit en polonais, lors du 31e Forum Économique de Karpacz, qui se tient chaque année dans le sud de la Pologne. Ce livre, qui explore une face peu connue de l’exploitation des ressources nécessaires à la transition énergétique et révèle de nouvelles dépendances à des ressources exploitées à distance des pays occidentaux, a particulièrement résonné avec les enjeux du Forum Économique, notamment lors du panel : L’énergie pour un monde numérique.
Guillaume Pitron a accepté de répondre à nos questions pour lepetitjournal.com/Varsovie, car bien que son ouvrage ne traite pas directement de ce pays, selon un rapport de l’Association polonaise des carburants alternatifs (PSPA) basé sur des données de BloombergNEF, la Pologne est devenue le deuxième plus grand producteur de batteries lithium-ion au monde, avec une capacité de production de 73 GWh, dépassant les États-Unis et se rapprochant de la Chine.
Lepetitjournal.com/Varsovie : Guillaume Pitron, vous avez participé en septembre 2022 au Forum Économique de Karpacz et notamment à un panel consacré à l’énergie. Ce sujet a toujours été une priorité en Pologne du fait de l’enjeu de souveraineté qu’il porte. Quel regard portez-vous sur la transition énergétique en Pologne et ses différents enjeux ?
Guillaume Pitron : On connait la dépendance de la Pologne au charbon. Il représente une part importante du mix électrique et énergétique.
Ce qui est évident c’est que la voiture électrique est une solution plus discutable en Pologne qu’elle ne l’est en Norvège, en Suède ou en France où l’électricité est beaucoup plus décarbonée.
Cette transition sera nécessairement plus longue compte tenu des équilibres polonais actuels et nécessairement plus douloureuse.
Lors de vos échanges à Karpacz avec les autres panélistes [Grzegorz Puda, Jarosław Dybowski, Tibor Navracsics, Dawid Jackiewicz, Jon Ball], avez-vous senti l’importance de la question de la souveraineté ?
J’ai senti un tropisme procharbon. Je ne suis pas naïf : je sais qu’en interrogeant les bienfaits de la transition écologique — encore une fois sans nier sa nécessité, d’autres peuvent vouloir utiliser ces arguments, non pas pour accélérer la transition ou la rendre plus vertueuse, mais pour argumenter contre la transition !
Sincèrement, j’ai un peu senti cela à Karpacz. J’ai un peu senti qu’il y’avait des arguments avancés pour freiner cette transition. Cela me met mal à l’aise… Ma situation est compliquée. Je souligne les limites des technologies vertes tout en insistant sur le fait qu’elles doivent être déployées. Et ce n’est pas pour donner des arguments aux procharbons ou aux propétroles. Peut-être ai-je un peu senti cela… J’ai conscience aussi que je marche sur des œufs quand je parle de ces sujets.
Votre livre a été traduit en polonais. Quels sont les retours qui vous sont faits de ce côté-ci de l’Europe ?
Son accueil a été assez discret, en tout cas plus que dans d’autres pays. Quelques médias s’en sont emparés. L’invitation à Karpacz m’a permis de venir le présenter à un autre lectorat. La diffusion et la propagation du message se sont faites de manière discrète.
Nous souhaitons que cet article y remédie… Intéressons-nous au titre de votre livre avec une question de terminologie : les substances réunies sous le vocable « métaux rares » et « terres rares » ne sont en fait pas si rares, car on en trouve repartis sur toute la planète… En réalité, les « métaux rares » le sont-ils vraiment ?
Guillaume Pitron : Les métaux dits rares ne sont pas vraiment rares du tout. Ils sont appelés ainsi par l’industrie minière. Ce mot « rareté » renvoie à la dilution de ces matières premières dans l’écorce terrestre. Elles ne sont pas rares dans le sens où on les trouve partout sur Terre, sous les mers et sur les astéroïdes, toujours associées à des métaux abondants.
En revanche, pour extraire certains métaux rares comme le néodyme, le cobalt, l’indium, le zirconium, le tungstène, on va, à effort égal, extraire beaucoup moins de ces métaux que de métaux abondants.
Prenons le fer par exemple : le fer est un métal abondant sur terre. Le néodyme est un sous-produit du fer (on l’extrait dans une mine de fer). Et il est en moyenne 1000 fois plus rare que le fer. Cela veut dire que si l’on extrait et raffine 1 kg de fer, à quantité égale de roche extraite, on extrait 1 g de néodyme. Dans ce sens, le ratio de 1 pour 1000 explique la rareté relative. C’est pour ça qu’on les appelle rares, et ils peuvent être 1000, 2000, 3000 fois plus rares que les métaux abondants auxquels ils sont associés dans l’écorce terrestre.
Les terres rares sont une famille des métaux rares, qui comprend 17 éléments, dont 15 métaux (2 éléments ne sont pas à l’état de métal). Parmi cette famille on trouve le néodyme (utile pour les moteurs de la plupart des voitures électriques), l’europium et le cérium (sous forme d’oxydes, ils permettent de colorer nos écrans du quotidien), le samarium et le praséodyme (servent pour les aimants permanents), ou encore le lutécium. C’est une vaste cousinade qui aujourd’hui rend nos vies plus agréables. Sans terres rares on serait plus proche des années 70 que d’aujourd’hui.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’à efforts constants, on va avoir beaucoup plus de mal à les extraire, ce qui induit un coût écologique beaucoup plus élevé. Ce n’est pas anodin d’aller extraire ce type de matières premières.
C’est toute une aventure industrielle, technologique, mais également financière. C’est d’ailleurs en partie pourquoi les industriels et les grandes entreprises minières ne veulent pas forcément aller extraire ces matières premières parce qu’elles sont difficiles à extraire. C’est vraiment une catégorie spécifique de métaux.
Pour accéder à cette ressource dans les dimensions permettant de répondre aux besoins, il va donc falloir changer de paradigme économique, industriel et financier. Il y a une révolution de ce côté-là dont on parle peu, mais qui est absolument nécessaire. Quels en sont selon vous les enjeux ?
Pour fabriquer les technologies vertes, on a besoin de toutes sortes de métaux, des métaux très abondants d’abord, comme le cuivre, indispensable pour faire transiter l’électricité dans les réseaux de haute tension, le fer et le zinc, pour produire certaines technologies de batteries des voitures électriques. Ensuite, il y a tous ces métaux qui ont un ratio poids, volume, puissance qui est proprement exceptionnelle, et qui permettent d’avoir davantage de puissance avec un poids et un volume restreint, ce qui par exemple est essentiel pour la mobilité électrique. On veut des voitures légères, qui ne soient pas des gros tanks, sinon on n’aurait pas d’autonomie. Rien que pour l’informatique, on ne s’imagine pas avoir des smartphones de la taille d’une brique. On veut des petits téléphones, mais cette miniaturisation est possible justement par ces métaux.
Le changement de paradigme vient du fait qu’il y a encore cinquante ans, on n’utilisait pas tous ces métaux. On savait qu’ils existaient, mais il n’y avait pas de valorisation économique parce qu’il n’y avait pas de débouchés. Aujourd’hui, on est en train d’utiliser quasiment tous les métaux qui sont contenus dans la table de Mendeleïev.
Il y a aussi un changement de paradigme qui va contraindre les industriels à travailler différemment demain. Ils vont devoir s’intéresser à des matières premières qui ne sont pour l’instant pas valorisées, sur des marchés souvent opaques, tenus par des poignées de pays, avec des manipulations de marchés (entre autres du côté de la Chine, ce qui peut déstabiliser un modèle économique). Et surtout avec des coûts environnementaux beaucoup plus élevés que pour l’extraction de métaux plus abondants, et donc avec des enjeux de réputation énormes.
Pour les entreprises minières du monde classique d’il y a 50 ans, cette transition génère des défis inédits qui nécessiteront une révolution dans la manière d’aborder ces marchés.
Ce changement de paradigme est donc un enjeu considérable. Mais c’est une voie dans laquelle les Chinois se sont engouffrés depuis 20 ans, voire 40 ans, en profitant de nos faiblesses et en prenant une avance considérable. Comment, selon vous, en est-on arrivés là ?
Les Chinois ont un modèle politique qui a l’avantage de permettre de penser le temps long. Nous, dans les pays ayant fait le choix de la démocratie, on a un modèle qui favorise toutes sortes de débats, mais qui ensuite peuvent virer à la pagaille, voire au pugilat. Ce qui fait que dans ces conditions, presque personne n’est en mesure de penser le temps long.
Notre faiblesse réside dans l’incapacité d’avoir une stratégie industrielle au moment de s’engager dans la transition énergétique, alors que les Chinois, eux, ont vu cette transition arriver depuis 20 ou 30 ans déjà. Ils ont pu l’accompagner en investissant massivement dans le secteur minier ; le leur, mais aussi ceux de pays à travers le monde, en achetant la production de producteurs étrangers comme au Chili, au Congo Kinshasa, ou bien en Australie.
Cette stratégie s’organise sur le temps long, car le temps minier est un temps long. Il faut 10, 15 ans pour ouvrir une mine. Il fallait donc s’y prendre il y a 20 ans. Aujourd’hui nous en sommes réduits à nous interroger, dans un premier temps, sur nos filières d’approvisionnement.
Des puissances industrielles telles que les États-Unis qui pratiquent beaucoup plus de protectionnisme que l’Europe se retrouvent-elles face aux mêmes difficultés pour retrouver de la souveraineté sur ces questions ?
Les Américains ont par le passé représenté une part plus importante dans la production minière mondiale que maintenant. On considère qu’aujourd’hui, la part des Américains est estimée à peu près à 5 % de la production minière mondiale, ce qui est faible comparativement à leurs besoins. Les USA ont été sur le domaine des terres rares un gros producteur, mais ils ont abandonné ce secteur au courant des années 90, début 2000, pour des raisons environnementales, laissant cette production partir en Chine.
Trump a politisé la question des matières premières, en particulier des terres rares — à raison. Jusqu’à dans son slogan « America first », avec dans son radar intellectuel cette question phare de la souveraineté.
Il a vu surgir tout d’un coup cette dépendance à la Chine sur les matières premières qui sont stratégiques pour les questions de défense et les F-35. L’antimoine, produit par la Chine, sert pour le blindage des tanks, et c’est un élément essentiel des balles et des munitions. Les Américains ont décidé de se saisir soudainement du sujet, en mettant à jour leur liste de métaux et minerais critiques en 2022, qui contient aujourd’hui 50 métaux et minerais.
Aujourd’hui, Biden n’opère pas différemment sur la question. Il fait exactement la même chose que son prédécesseur. Ce qui est spectaculaire en particulier c’est l’annonce du recours au Defense Production Act, une loi n’ayant pas été déclenchée depuis la Guerre froide. Il s’agit pour les Américains d’accélérer sur leur propre sol la production de ces minerais critiques pour les besoins de leurs technologies vertes, les batteries en particulier.
On voit ainsi surgir des projets miniers dans tous les sens, en partie aidés par des fonds publics américains, comme par exemple une mine de lithium dans le Nevada, en Californie ou une autre de cobalt dans l’Idaho. Une mine de terres rares a même été réouverte à Mountain Pass, en Californie.
Le problème pour eux réside maintenant dans le fait qu’il ne s’agit pas seulement de produire, mais d’être présent sur toute la chaîne de valeur. Ils sont capables d’extraire les terres rares du sol sous forme de roches, mais ils sont obligés de les envoyer en Chine pour les transformer, car il leur manque l’usine pour la transformation.
La relance d’une industrie de la transformation est nécessaire pour fabriquer les produits dont les transitions énergétique et numérique ont besoin, notamment les aimants qui sont des éléments essentiels pour convertir l’énergie mécanique en énergie électrique (dans les éoliennes) et l’énergie électrique en énergie mécanique (dans le cas des voitures).
C’est un vaste chantier qui va demander du temps alors que celui-ci presse et que la Chine a 20 ans d’avance.
L’ouvrage de Guillaume Pitron est disponible :
- En français : La guerre des métaux rares, aux Éditions Les Liens qui Libèrent, 2018
- En polonais : Wojna o metale rzadkie, aux Éditions Wydawnictwo Kogut, 2020
Pour en savoir plus sur Guillaume Pitron, rendez-vous sur son site internet.
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