Dernier volet de notre entretien avec le journaliste, auteur et réalisateur Guillaume Pitron, autour de son livre La Guerre des métaux rares, aux Éditions LLL, publié en polonais sous le titre Wojna o metale rzadkie, aux Éditions Wydawnictwo Kogut. Il y est question, entre autres, de l’émergence des partis populistes dopés par la désindustrialisation en Europe et aux États-Unis, des conséquences d’une transition énergétique mal engagée, des risques de pénurie, sans oublier le potentiel français.
Guillaume Pitron, la Pologne et le lithium
Au début du mois de septembre 2022, Guillaume Pitron a été invité à présenter son ouvrage : La guerre des métaux rares, publié en 2018 aux éditions et récemment traduit en polonais, lors du 31e Forum Économique de Karpacz, qui se tient chaque année dans le sud de la Pologne. Guillaume Pitron a accepté de répondre à nos questions pour lepetitjournal.com/Varsovie, car bien que son ouvrage ne traite pas directement de ce pays, selon un rapport de l’Association polonaise des carburants alternatifs (PSPA) basé sur des données de BloombergNEF, la Pologne est devenue le deuxième plus grand producteur de batteries lithium-ion au monde, avec une capacité de production de 73 GWh, dépassant les États-Unis et se rapprochant de la Chine.
Lepetitjournal.com : Par de nombreux exemples, votre livre, Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares montre comment ce processus a accéléré la désindustrialisation en Europe et aux États-Unis et a favorisé l’émergence de partis dits populistes. Les ressources minières sont-elles un enjeu de survie de nos systèmes occidentaux démocratiques ?
Guillaume Pitron : En effet, je me souviens de ce reportage que j’ai réalisé dans l’Indiana, dans cette « ceinture de la rouille ». Je me rappelle m’être trouvé dans ces villes, comme à Gary, la ville des Jackson Five. Ce sont des villes qui sont partiellement abandonnées. Cette désindustrialisation, qui a frappé très fort cet État — on était à une centaine de kilomètres à l’est de Chicago — elle s’explique en partie par la chute de la sidérurgie, parce que cette production s’opérait à moindre coût en Chine.
Ce sont ces mêmes États qui ont vu leurs productions métallurgiques chuter, qui sont par ailleurs des swing states (des États pivots), qui ont permis la victoire de Trump. Dans un sens, c’est un gros raccourci, mais c’est un peu la Chine qui a fait Trump.
L’accélération technologique permise par les technologies vertes, additionnée à l’imprévoyance des démocraties à accompagner du point de vue industriel cette transition, avec des emplois verts qui se sont pour le moment davantage créés du côté chinois, tout ça peut, en partie du moins, expliquer les troubles politiques que l’on constate.
La promulgation par Biden de l’Inflation Reduction Act pour justement ramener la transition énergétique sur le plan économique et industriel sur le continent américain est un exemple de réponse, forte et rapide, d’une démocratie.
Votre message, c’est plutôt que la démocratie, dans ce bouleversement-là, est bousculée, questionnée, mais doit se réinventer, car sinon, elle peut disparaître. Elle a une exigence forte d’adaptation…
La transition énergétique est une transition dans laquelle on détruit certains emplois pour en créer d’autres à la place. C’est Schumpéterien ! On détruit les emplois de la chaîne industrielle — typiquement dans le secteur de la voiture thermique — pour en recréer dans le secteur de la voiture électrique. Simplement, aujourd’hui, les emplois sont en Chine. Il y a donc effectivement une destruction d’emplois, une recréation d’emplois ensuite, mais pas au même endroit. Ils basculent vers l’Est.
Cette transition énergétique, mal engagée (en tout cas par les Occidentaux) sur le plan industriel, peut accélérer les désindustrialisations. Elle risque de fragiliser le secteur de l’automobile, qui représente des milliers d’emplois sur les continents européens et américains. Ça risque de générer davantage de tensions politiques, et c’est ça qui m’inquiète.
Oui, cette transition énergétique interroge la capacité de nos démocraties à la mener sur le plan industriel de façon égalitaire, de sorte d’éviter de nouveaux troubles sociaux. Le mouvement des Gilets jaunes est la première jacquerie de la transition énergétique.
Quelques centimes de plus à la pompe sur le diesel, pour pouvoir reverser ces profits en faveur des technologies vertes. Le départ, ce sont des gens qui sont dans la rue pour dire « le fardeau financier de la transition écologique est mal réparti, et vous le faites reposer sur nos épaules alors qu’il faudrait le faire reposer sur d’autres épaules ». Voilà ce que ça a généré. Et on parle de seulement 3 centimes à la pompe. Et maintenant, on est devant des voitures et de l’électricité qui vont être plus chères.
Il faut aligner toute la transition énergétique sur nos valeurs. On ne peut pas poursuivre cette transition en laissant les Chinois produire dans des conditions environnementales déplorables, en ne recyclant pas, en ne substituant pas certains métaux par d’autres.
Aligner nos valeurs de consommateurs sur les technologies qu’on nous offre, ça veut dire que tout va être plus cher. Car il va falloir produire en respectant davantage les hommes et l’environnement. Recycler davantage, à des coûts plus importants. Relocaliser la mine, ce qui va signifier des matières premières plus chères. Ne plus faire tourner les usines de raffinage avec de l’électricité pas chère produite à partir du charbon, etc.. Le monde vert est et sera plus cher.
La transition doit être particulièrement égalitaire, parce que sinon, ce qu’on a vu sur les Champs Élysées les samedis des dernières années, n’est peut-être qu’un début. Je ne veux pas être un oiseau de mauvais augure, je n’en sais rien. Le monde est trop instable pour imaginer ce qu’il va se passer demain.
Compte tenu des quantités considérables de métaux nécessaires à la transition énergétique, y’a-t-il selon vous un risque de pénurie ?
Immense question. Déjà, les besoins sont connus. On peut discuter sur les détails des chiffres, mais dans les ordres de grandeur, on voit de quoi on a besoin. L’Agence International de l’Energie (l’AIE) nous a dit en 2021 que notre consommation de lithium entre 2020 et 2040 devra être multipliée par 42. Il faudra multiplier de 20 à 25 la production de graphites, cobalt, tungstène.
D’un point de vue strictement géologique, la ressource est disponible. Il n’y a pas une semaine en Europe (et dans le monde) sans qu’on annonce un nouveau gisement de lithium, par exemple. On découvre que finalement, le lithium est beaucoup plus abondant qu’on ne le pensait. Ce qui pose d’ailleurs la question de la rareté relative des métaux, c’était votre première question.
La question n’est pas tant celle de la disponibilité géologique de la matière, mais plutôt « comment va-t-on les extraire ? ». À quel coût écologique, à quel coût économique, avec quel accord des populations locales, dans quel cadre politique ? Le fossé entre « je connais les ressources sur mon territoire » et « je vais les extraire » c’est le fossé entre la théorie et la pratique ; en théorie c’est disponible, mais en pratique il faut que les investisseurs soient convaincus de la pertinence du projet, alors qu’ils sont très soucieux de leurs images et que la mine n’est pas un secteur en odeur de sainteté auprès des opinions publiques.
Il y a un vrai sujet aujourd’hui autour de l’investissement dans ces secteurs : il n’y a pas assez d’investissement aujourd’hui par rapport aux besoins.
Il y a la question de l’impact écologique, avec toutes les enquêtes publiques qu’il faut lancer autour de tel ou tel potentiel gisement que l’on extrairait dans cinq ans. Il y a la question des populations locales, qui peuvent manifester bruyamment pour qu’une mine ne soit pas ouverte dans la commune d’à côté. Il y a la question de l’accord des politiques à l’ouverture d’une mine…
Regardez ce qu’il s’est passé avec la mine de lithium de Jadar, dans l’ouest de la Serbie récemment : théoriquement le minerai est disponible, mais il ne sera jamais extrait parce que le gouvernement, confronté à de fortes oppositions, a dit non à la Société Rio Tinto en janvier 2022 après 15 ans de discussion.
La question de la disponibilité des métaux dans l’océan, sous forme de nodules polymétalliques, se pose. De plus en plus de pays annoncent un moratoire. Macron a demandé un moratoire à Charm El Cheikh lors de la COP27. Donc vous avez une matière potentiellement disponible, mais qui ne sera pas forcément extraite.
Ces exemples peuvent se multiplier. C’est une matière qui est théoriquement disponible, mais que, compte tenu de goulots d’étranglement, à la fois économiques, écologiques, sociaux, politiques, on n’ira pas extraire.
Donc va-t-on vers des pénuries ? Oui. En tout cas on va vers une moindre disponibilité de la matière par rapport à nos besoins. Il y aura toujours de la production de lithium, de cobalt et de nickel, mais pas suffisamment comparativement à nos besoins. En 2022, il n’y avait déjà pas suffisamment de lithium comparativement à nos besoins. En 2023, on ne sait pas. Les experts s’arrachent les cheveux à essayer de savoir si la production de lithium marquera un sursaut — pour répondre aux besoins, ou non.
Ce que je veux vous dire, c’est qu’il y a un risque que la matière ne soit pas assez disponible, et c’est exactement le propos de Fatih Birol, directeur exécutif de l’AIE, en 2021 : il y a un risque de décalage entre les besoins de métaux pour tenir les objectifs de l’Accord de Paris, et la disponibilité de ces matériaux. Ça veut dire que la transition énergétique sera plus longue qu’espérée, faute de ressources.
Et c’est pour ça, je pense, qu’elle ne pourra pas se baser sur les technologies actuelles ni sur les matières premières actuelles. Si on veut faire une transition énergétique qui soit suffisamment rapide, il va falloir partir sur d’autres types de batteries, pas au lithium-ion, mais au sodium-ion, non plus faites avec du cobalt et du nickel, mais avec du fer et du phosphate (des batteries LFP, qui sont déjà utilisées par l’industrie automobile chinoise). Il faut déjà substituer certains matériaux par d’autres, ou changer les technologies mêmes, pour pouvoir élargir l’éventail des ressources à notre disposition et échapper à ces manques qui sont déjà identifiés. Et c’est la seule façon de pouvoir mener la transition énergétique.
Elle ne se mènera pas sur les bases matérielles actuelles, elle sera menée uniquement si l’on est capable de diversifier nos technologies, et du coup nos besoins.
Ça suppose un effort de Recherche & Développement considérable ?
Énorme. Mais cet effort est en partie déjà mené. Aujourd’hui on voit la diversité des batteries qui sont à l’état de développement en laboratoires, par exemple les nouvelles batteries en graphène, qui pourraient être industrialisées d’ici une décennie par les laboratoires français (ce ne sont pas les labos, mais les constructeurs qui vont les industrialiser). Il y a beaucoup de technologies aujourd’hui qui montrent que la batterie lithium-ion pourrait être battue demain, ou à tout le moins, cohabiter avec une variété d’autres solutions de stockage totalement battue demain.
Il y a donc un effort énorme de Recherche & Développement, parce qu’il y a un marché monstrueux. Ce n’est pas seulement la réinvention du parc automobile occidental, c’est en fait l’accès à la mobilité individuelle pour l’humanité entière, et ça, c’est un immense marché. La R&D, progressivement, suit. Je pense qu’elle peut être au rendez-vous.
La crise Covid a remis sur le devant de la scène le concept de souveraineté stratégique au niveau européen et national. Pour ce qui est des métaux rares, voyez-vous le même changement de paradigme ? Plus particulièrement pour la France, pays doté de ressources minérales importantes ?
Je rajouterai, en plus de la crise Covid, l’Evergiven — ce porte-conteneurs qui avait bloqué le canal de Suez pendant une semaine en mars 2021, ce n’est pas une crise énorme, mais on s’est quand même demandé comment réagir — puis la guerre en Ukraine. Avec tout à coup un tarissement des approvisionnements en gaz provenant de Russie.
Ce sont de vrais changements de paradigmes, qui font prendre conscience qu’en fait, nous sommes en situation de fragilité, et qu’on ne peut plus se baser sur les mêmes paradigmes du passé, s’en remettant à la Main invisible du marché, en vertu de laquelle les matières premières seront toujours disponibles à condition qu’on y mette le prix. Déjà, on se rend compte que les prix sont de plus en plus exorbitants, et puis qu’indépendamment du prix, il peut avoir des logiques d’embargos ou autre qui font que d’un coup on peut manquer de la ressource en vertu de décisions purement politiques.
Alors arrive la question minérale, qui surgit au même moment que cette prise de conscience. On entend d’ailleurs, de plus en plus, des personnalités politiques européennes parler du sujet.
On entend Ursula Von der Leyen dire que le lithium et les terres rares seront demain aussi importants et stratégiques que le pétrole et le gaz. On entend Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, parler de plus en plus de ces sujets-là, et appeler à davantage de souveraineté. On entend Macron, dire qu’il faut ouvrir des mines en Europe et en France pour couvrir nos approvisionnements, à l’ouverture du dernier Salon de l’Automobile à Paris, fin 2022.
Le débat de la réouverture des mines en France, il s’inscrit dans ce contexte-là, qui est très favorable.
La France a un grand potentiel de ressources, du cuivre, du tungstène, de l’antimoine, du lithium… On ne sera pas souverain, ça n’a aucun sens de parler de souveraineté. On sera partiellement souverains. On produira des métaux pour nous-mêmes, on produira des métaux pour les autres, de toute façon il faudra qu’on aille chercher une bonne partie de nos besoins ailleurs. La question c’est davantage avec quels autres pays nous choisirons d’avoir des relations de partenariats et des interdépendances choisies. En France on peut en partie produire, beaucoup de lithium notamment, mais la question principale reste l’acceptabilité sociale. Ainsi, des discussions engagées sur une possible mine de Lithium à Tréguennec dans le Finistère, à peine annoncées, se heurtent déjà à des oppositions.
En revanche, la Société Imerys est bien avancée dans son projet d’ouvrir en 2027 ou 2028 une mine, sur le site de Beauvoir, à Échassières dans l’Allier.
L’épisode Imerys est d’ailleurs une vraie surprise, car leur projet a plutôt été bien accueilli par les médias et les populations locales pour une raison très simple : il y a déjà une carrière. La déforestation a déjà eu lieu, et la mine opèrerait sous la carrière, non pas à ciel ouvert, mais dans des galeries creusées. L’impact visuel est ainsi nul, et après Imeyris a promis qu’elle déplacerait la matière avec des véhicules électriques silencieux et non émetteurs de CO2. Ils s’en sont assez bien sortis ! L’enquête publique n’a pas encore eu lieu, mais c’est plutôt encourageant.
Il y a aussi la géothermie, qui est une technologie qui permet d’extraire le lithium des eaux géothermales, notamment en Alsace, en allant chercher de l’eau à des kilomètres de profondeur en utilisant des systèmes de sondes, avec un impact au sol quasiment nul. On remonte l’eau à la surface. On récupère le lithium avec un système d’éponge, et on renvoie l’eau d’où elle vient dans la foulée. La consommation d’eau est donc presque nulle, l’émission de CO2 également… Ça peut être une manière d’extraire du lithium de façon importante, sans trop impacter l’environnement.
On peut donc espérer une évolution de l’opinion publique, étant donné que ces exemples montrent que l’exploitation minière peut devenir plus responsable, ce qui me fait penser qu’on réouvrira des mines.
Évidemment, la question ne peut pas être traitée uniquement à l’échelle française. Il faut la replacer dans un contexte européen. Certains pays pourraient produire du lithium, d’autres pourraient produire des terres rares. On a vu l’annonce par exemple de l’entreprise suédoise LKAB de la disponibilité de terres rares avec des réserves importantes en Laponie. Donc à l’échelle européenne, on va redevenir partiellement souverain.
Encore une fois le temps minier c’est très long, et ce n’est pas la même chose que le temps de la transition énergétique. Nos besoins sont pour maintenant, or la mine, c’est 10, 15, 20 ans.
En fermant votre livre, l’idée qui ressort est que la transition énergétique, tel qu’elle est engagée, ne sauvera pas la planète. Quel message aimeriez-vous exprimer pour sortir de ce qui pourrait être une impasse ?
La transition énergétique est un gain technologique par rapport à la transition précédente de la deuxième révolution industrielle. Elle est nécessaire, mais génère à mon sens autant de nouveaux défis sur les plans économique, écologique et géopolitique que les solutions qu’elle nous apporte. Dans un monde à plus de 8 milliards d’habitants, elle ne va pas résoudre le problème si elle confirme les modes de consommation actuels.
Un changement de paradigme sur la manière dont on consomme et peut-être un changement de paradigme politique me semblent nécessaires. Il faudra être plus agile et faire une part plus belle au débat contradictoire et au partage de la valeur pour rendre cette transition juste et donc acceptable.
De façon générale, on observe un manque de connaissance de ces sujets, notamment chez les hommes politiques qui ne sont pas des ingénieurs. Ce déficit de connaissance rend notre transition d’autant plus difficile et a généré une distanciation par rapport à la matière première. On vit dans un monde où celle-ci arrive transformée jusque dans nos plats surgelés. Cette perte de connaissance de la matière, je le résume par « ce qu’on a gagné en pouvoir d’achat, on l’a perdu en savoir d’achat », n’aide pas à comprendre que ces chaines logistiques sont fragiles.
Corriger cette perte de connaissance et changer les modes de consommation sont deux priorités.
L’ouvrage de Guillaume Pitron est disponible :
- En français : La guerre des métaux rares, aux Éditions Les Liens qui Libèrent, 2018
- En polonais : Wojna o metale rzadkie, aux Éditions Wydawnictwo Kogut, 2020
Pour en savoir plus sur Guillaume Pitron, rendez-vous sur son site internet.
Un dossier réalisé par Thierry Doucerain (N73) qui a effectué toute sa carrière professionnelle au sein du Groupe EDF dans des métiers divers de l’Ingénierie de construction de Centrales nucléaires et thermiques, puis a occupé le poste de directeur du Centre d’Ingénierie Thermique et présidé pendant 4 ans EDF POLSKA.