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Et si la viande avait rétabli la démocratie en Pologne ?

L’Histoire a retenu que la Pologne rentrait dans le pluralisme politique un 31 août 1980, le jour où le premier syndicat libre Solidarność était officiellement créé, après une nuit de 35 ans de régime autoritaire.

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Écrit par Hervé Lemeunier
Publié le 24 mars 2021, mis à jour le 22 juillet 2024

Le contexte de l’émergence du syndicat indépendant en Pologne

L’Histoire a retenu un homme Lech Wałęsa, simple électricien de la société Zremb à Gdansk métamorphosé en leader d’un mouvement irrésistible. L’Histoire a retenu une femme, Anna Walentynowicz, ouvrière anti-système adulée et suivie dans la contestation par des centaines de milliers de travailleurs polonais ; mais l’Histoire ne s’est pas tant souciée du contexte de l’émergence du syndicat indépendant.

Et si la première marche franchie par Anna Walentynowicz avait remporté le succès que l’on connaît grâce à une énième étincelle allumée par le pouvoir, deux mois plus tôt ? Une décision gouvernementale à propos de la distribution de viande, le 1er juillet 1980, a ainsi mis le feu aux poudres pendant l'été le plus chaud de l’Histoire sociale de la Pologne et précipitera la chute du chef du gouvernement de l’époque, Edward Gierek.

 

Début 1980 : le rêve brisé de la « Seconde Pologne »

L’année 1980 marque donc le réveil du pluralisme politique en Pologne. Les Polonais, quant à eux, ne croient déjà plus depuis quelques années au rêve d’une «  seconde Pologne » tant promise par le pouvoir depuis dix ans. Le constat est de fait beaucoup moins rose qu’en 1970, lorsqu’un ancien ouvrier mineur de fond du nom d’Edward Gierek remplaçait à la tête du Parti un Wadyslaw Gomulka coupable des massacres d’ouvriers en grève commis par l’armée. La période économique faste de la première moitié des années 70 a disparu des mémoires. Comme le monde entier, la Pologne a percuté de plein fouet les deux premières grandes crises du pétrole, en 1973 et 1979. En outre, les priorités d’investissement décidées par le gouvernement en cette période n’ont pas non plus aidé.

L’année 1980 s’ouvre donc sur une politique d’austérité qui asphyxie un peuple polonais déjà à bout de souffle. Dès février, le congrès du Parti, soucieux d’assainir l’économie du pays pour rassurer les partenaires économiques du bloc occidental, tranche en faveur d’un système ultra-efficace conjuguant productivité et rendement maximum sur les facteurs de production. Entre les lignes, il faut comprendre que les Polonais peuvent dire « Do widzenia » à une amélioration de leur niveau de vie : le revenu national brut ayant déjà baissé de 2 % en 1979, il n’y a pas de quoi sauter au plafond concernant les prévisions de 1980. Surtout que les autorités polonaises prévoient également de faire rentrer des liquidités dans les caisses de l’État, puisque son endettement approche dangereusement les 20 milliards de dollars. Dans cette optique, une décision gouvernementale presque anodine est publiée le 1er juillet 1980 au Journal Officiel : 22 % de la viande distribuée en Pologne le sera dans ces magasins spéciaux, réputés pour leur fiabilité, mais où les prix sont quasiment du simple au double. Le quota initial de 14 % est pulvérisé, le peuple polonais est démoralisé.

 

Juillet 1980 : quand des « discussions » font plier le pouvoir

Gierek a dû penser que le soleil d’été aiderait à faire passer ce coup bas. Raté. Epuisé par trente ans de privation, d’interminables files d’attente devant les commerces et de prix exorbitants, le peuple est las. Dès le lendemain de la parution, des grèves bourgeonnent un peu partout dans les entreprises du pays : Varsovie est touchée, tout comme Łódź, Wrocław ou Tczew … et, bien sûr, Gdańsk, dont ses chantiers navals « Lénine ». Le pouvoir tente de gagner du temps et minimise l’événement, en n’évoquant que de simples « discussions »… Il n’empêche, le début des contestations de l’été 1980 vient d’être lancé. Et, pour l’instant, la seule revendication est alimentaire et concerne ce fameux quota de viande. Alors en visite en URSS, Edward Gierek ne peut gérer les événements, et le pouvoir central se retrouve rapidement piégé : l’ordre est donné aux autorités locales et comités d’entreprises de concéder une augmentation de salaire demandée dans les entreprises et institutions publiques en grèves. Le bras de fer n’a donc pas eu lieu : l’État est dépassé, et les grévistes réalisent alors le premier coup de force d’une longue série.

 

Lublin : première affaire et nouvelles revendications ouvrières

Car le pouvoir central n’a pas encore affronté l’œil du cyclone. C’est à Lublin que va s’amorcer la chute d’Edward Gierek. Toujours au cœur de ce fameux mois de juillet, l’ensemble des cheminots et conducteurs de tramway décident, d’un commun accord, un arrêt total du travail. La pomme de la discorde serait un convoi étiqueté « poisson » et en route pour l’URSS, mais retrouvé à Lublin rempli de … viande. La neuvième ville du pays se retrouve très rapidement paralysée. Embêtant, puisqu’elle constitue le trésor énergétique du 4e producteur mondial de charbon, soit la première source des revenus d’exportation. La nouvelle ne passe pas inaperçue du côté des Occidentaux, ni de l’URSS, et le vice-premier ministre Mieczyslaw Jagielski se voit contraint à une petite visite de courtoisie. Mais la position de force est désormais irrémédiablement du côté des contestataires de tous bords : les ouvriers ont le soutien des intellectuels et du clergé. Ils vont donc naturellement apporter de nouvelles revendications. Exit le CRZZ, syndicat unique affilié au Parti, qui n’exprime en rien la volonté populaire ; désormais, les travailleurs polonais veulent créer leurs propres syndicats, libres et capables de sauvegarder le droit de grève et les désirs de leurs adhérents. Et l’Histoire se chargea du reste : alors qu’elle tombe malade le 6 août, Anna Walentynowicz est licenciée pour « abandon de poste » par les chantiers navals de Gdańsk où elle travaillait et où elle a participé aux mythiques soulèvements de 1970. Elle n’attendra que huit jours pour recevoir le soutien de 16.000 ouvriers, présents dès l’aube de ce jeudi 14 août pour occuper les lieux des chantiers « Lénine » et être réintégrée. La réintégration d’un autre ouvrier, Lech Wałęsa, est également ordonnée par la foule, qui espère également une augmentation de salaire et, forcément, de l’augmentation du prix de la viande. L’Histoire est en marche.

Dix jours plus tard, le Parti fait un premier ménage de printemps. Mais, en ce mois d’août, c’est déjà trop tard. Le 31 août, les représentants du Parti réunis à Gdansk signent la reconnaissance de Solidarność, première fédération de syndicats libres du pays et du bloc soviétique. Edward Gierek ne tiendra pas une semaine, et quittera le pouvoir le 6 septembre. En attendant, un comité de grève inter-entreprises s’était chargé de rédiger 21 revendications le 16 août, toutes acceptées par le pouvoir central ce 31 août. Et, parmi ces 21 points, deux concernaient finalement l’acteur surprise de cet épisode historique : la viande.

Comme quoi, ce sont parfois les petites luttes qui font les grandes victoires.

 

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