Le festival La Mostra de València-Cinema del Mediterrani vient de remettre au scénariste, producteur et réalisateur français Jean-Pierre Jeunet sa Palme d’honneur pour récompenser "une carrière unique et très personnelle". Jean-Pierre Jeunet, c’est un regard sur le monde et l’enfance, une poésie inimitable et si souvent copiée, une liberté de ton et un plaisir de faire. Cet artisan du cinéma a su rester humble malgré une filmographie impressionnante et un film cultissime : Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain, qui fête ses vingt ans cette année. Quant à son prochain film, Big Bug, il sortira sur Netflix en 2022 et traite des robots et de l’intelligence artificielle. Sans jamais se départir de son sens de l’humour, Jean-Pierre Jeunet a bien voulu répondre à nos questions. Rencontre.
Paul Pierroux-Taranto : Vous venez de recevoir la Palme d’honneur de la Mostra de Valencia-Cinema del Mediterrani pour l’ensemble de votre œuvre. Quel effet cela vous fait ? Connaissiez-vous Valencia ?
Jean-Pierre Jeunet : Je suis très content. Comme c’est pour l’ensemble de mon œuvre, j’espère juste que j’aurai le droit de continuer à faire encore un ou deux films (rires). Je ne connaissais pas Valencia. De manière générale, je connais assez peu l’Espagne, à part Madrid et Barcelone. À chaque fois que je suis allé en Espagne, c’était pour la promotion de mes films. Je suis quand même allé voir un match au stade Santiago Bernabéu. Je profite toujours de mes promotions pour aller voir des matchs de football.
Je revois tous mes films avec plaisir, ce qui ne m’empêche pas d’être critique.
Dans l’une de vos masterclass, vous dites que le conte du Petit Poucet est présent en filigrane dans tous vos films.
Oui, tout à fait. C’est le thème récurrent de tous mes films. Dans chacun de mes films, ce sont des faibles - ou des enfants, au sens propre - qui luttent contre des monstres et qui utilisent leur imaginaire, comme le Petit Poucet qui sème des cailloux, pour sortir victorieux de ce combat. Que ce soient les monstres baveux dans Alien, l’introversion dans Amélie, la mort dans Un long dimanche de fiançailles, à chaque fois, même si je ne le fais pas exprès, je retrouve cette histoire dans mes films. J’ai même failli faire L’Odyssée de Pi qui est un enfant qui luttait contre un tigre. C’est sans doute lié à mon histoire personnelle. On a tous connu des monstres dans nos vies.
Quel rapport entretenez-vous avec vos films ?
Tous les metteurs en scène vous diront qu’ils détestent revoir leurs films. Je les soupçonne d’avoir peur de les revoir parce qu’ils pensent qu’ils n’ont pas été au bout de ce qu’ils pouvaient faire. En ce qui me concerne, je revois tous mes films avec plaisir, ce qui ne m’empêche pas d’être critique et d’y trouver des défauts que je n’avais pas perçus auparavant. En revoyant l’un de mes films, je me dis souvent : je ne ferais plus comme ça aujourd’hui.
Par exemple, j’ai revu La Cité des enfants perdus quand je préparais Alien, la résurrection à Hollywood, et j’ai été effondré. J’avais d’ailleurs fait une liste de dix choses auxquelles il fallait que je fasse attention. J’avais appelé cette liste : les dix commandements.
À l’inverse, j’ai parfois de bonnes surprises. L’autre jour, par exemple, j’ai regardé Micmacs à tire-larigot, film que j’aimais peut-être un peu moins que les autres. En le revoyant, je me suis dit que c’était pas si mal ! En tout cas, j’éprouve toujours un grand plaisir à me souvenir du processus de fabrication qui a conduit à mes films.
Choisir un film ou une série sur les plateformes, c’est un peu comme regarder les chutes du Niagara, et choisir une molécule d’eau.
Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain, qu’on ne présente plus, a fait de vous l’un des ambassadeurs de la francophonie dans le monde. Comment expliquez-vous un tel succès ? Qu’est-ce que cela a changé dans votre vie ?
Pour reprendre la phrase de Michel Hazanavicius (The Artist), un succès, c’est comme traverser une ville quand tous les feux sont au vert. Il y a des moments dans la vie où toutes les étoiles s’alignent. À l’inverse, à certains moments, tous les feux sont au rouge (rires).
Je crois que le temps est le meilleur critique dans cette affaire. Aujourd’hui, quand vous allez sur Netflix, en frontpage, vous trouvez Delicatessen et Amélie Poulain. Parmi la quantité invraisemblable de films qu’il y a aujourd'hui, avoir deux films qui restent, c’est une grande chance. Pour prendre une image, choisir un film ou une série sur les plateformes, c’est un peu comme regarder les chutes du Niagara, et choisir une molécule d’eau (rires). Alors, parmi toutes ces molécules, en avoir deux qui restent, vingt et trente ans après, c’est génial.
Quelle est votre opinion par rapport à l’arrivée des plateformes ? Vont-elles remplacer le cinéma ?
Le monde évolue. Les choses changent. Cela me fait penser à ces Français qui se plaignent parce qu’il va y avoir un brassage des cultures et des ethnies. Je ne comprends même pas qu’on en parle. Pour moi, c’est un non-sujet. C’est un phénomène inéluctable. Le monde change. Il y a quelques décennies, c’était le colonialisme. Maintenant, les peuples vont se mélanger, se métisser, et c’est ainsi. On ne va pas pleurer parce qu’on n’aura plus la baguette de pain sous le bras et le béret (rires).
Le mot “remplacement” est une crétinerie. Je crois que les choses ne se remplacent jamais. Elles s’additionnent. Par exemple, on disait du cinéma qu’il allait remplacer le théâtre. C’est faux. Les deux se sont additionnés. Il y aura toujours de grandes salles de cinéma où les spectateurs prendront plaisir à voir des films.
Le mot “remplacement” est une crétinerie. Je crois que les choses ne se remplacent jamais. Elles s’additionnent.
Dans l’une de vos interviews, vous disiez que vous n’auriez aucune chance aujourd'hui de faire Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain.
C’est ce qu’on me dit, en effet. Il y a une certaine originalité dans l’écriture d’Amélie : on voit son cœur qui bat, elle tombe comme une flaque d’eau, etc. Or, aujourd’hui, les gens du marketing, les décideurs, ne veulent plus prendre de risque. Il faut faire des comédies classiques. Tout doit entrer dans une case. Je l’ai vérifié récemment parce que je n'ai pas réussi à faire Big Bug en France, car il y a des robots et des êtres humains. On me disait : si c’est une comédie, alors il n'y a pas de robots. Et s’il y a des robots, alors c’est un film d’action américain. Cela ne rentrait pas dans la bonne case.
Est-ce à dire que le cinéma fantastique n’a plus sa place en France ?
Il y a encore des choses, mais c’est de plus en plus difficile. Comme à l’école maternelle, on a l’impression qu’il y a des carrés, des ronds et des triangles, et qu’il faut mettre le triangle dans le triangle, etc. Alors que moi, parfois, je veux mettre le triangle dans le rond et l’on ne comprend pas (rires). Je ne sais pas comment cela se passe hors de France, car je vis en France, mais je pense que c’est pareil un peu partout. Aujourd’hui, je crois que je n’aurais plus la liberté que j’ai connue en faisant Alien.
J’entends beaucoup de collaborateurs qui travaillent sur des films et qui me racontent qu’on leur impose même les codes couleurs. Tout est très calibré et formaté. J’ai la même discussion avec Jean-Paul Gaultier, de nombreux architectes ou le chef Michel Troisgros. On retrouve ce phénomène dans tous les domaines.
Cela me fait rigoler quand on me reproche de faire des films un peu vintage. Ceux qui écrivent cela ne se rendent pas compte que ce sont des films faits avec les technologies les plus avancées.
À l’origine, vous venez du monde de l’animation - L’Évasion (1978) et Le Manège (1980), vos deux premiers courts-métrages avec Marc Caro -, est-ce pour cela que vous êtes très sensible au plaisir de faire et aux nouvelles technologies ?
Absolument. La Cité des enfants perdus a été le premier film mixé en numérique en France. On a développé des logiciels de trucage spécialement pour La Cité. L'Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet a été le premier film en France tourné en 3D qui a gagné tous les prix de la 3D. À chaque fois, Marc Caro ou moi-même, aimons bien chercher les complications et les challenges technologiques. Cela me fait rigoler quand on me reproche de faire des films un peu vintage. Ceux qui écrivent cela ne se rendent pas compte que ce sont des films faits avec les technologies les plus avancées. Ce n’est pas parce qu’on aime l’aspect vintage qu’on vit dans le passé. Bien au contraire.
Pouvez-vous revenir sur votre expérience hollywoodienne en tant que Français et Européen ?
J’ai eu une très grande liberté lors du tournage d’Alien, la résurrection. C’était une époque où l’on faisait confiance aux réalisateurs. Je ne parlais pratiquement pas anglais. Les producteurs savaient que c’était très risqué de confier un film hollywoodien à un réalisateur qui ne parle pas anglais. Pourtant, ils étaient prêts à prendre ce risque pour renouveler le genre. Il y avait vraiment un goût du risque à l’époque, qui s’est perdu depuis. D’ailleurs, les producteurs n’étaient même pas sur le plateau. De nos jours, il y a quinze producteurs derrière des moniteurs. À l’époque, il n’y avait personne sur le plateau. Je ne dis pas qu’il n'y a pas eu quelques pressions sur des détails, mais à l'arrivée, personne ne m’a forcé à faire quoi que ce soit. Je dirais que j’ai fait mon film à 99%. Et pour le 1% restant, je ne sais même pas de quoi il s’agit. Mathieu Kassovitz a employé une formule que j’aime bien pour décrire ce film : "On dirait un film de Jeunet avec des aliens dedans."
Vous avez réalisé la comédie de science-fiction Big Bug qui sortira en février 2022 sur la plateforme Netflix.
C’est un film de confinement tourné bien avant la pandémie. En 2050, des membres d’une famille sont pris en otage par leurs robots domestiques. Les robots domestiques les prennent en otage pour les protéger d’autres robots qui commencent à se révolter à l’extérieur. Ils veulent protéger ces humains parce qu’ils les aiment beaucoup. Ils voudraient leur ressembler. D’après ce que j’ai lu sur l’intelligence artificielle, les robots ne seront jamais vraiment dangereux comme on nous le prédit, parce qu’ils resteront toujours sans âme. Autrement dit, ils resteront toujours un peu cons (rires). Ils téléchargent le sens de l’humour mais n’y comprennent rien. Voilà ce qu’on raconte.
Est-ce qu’on peut attendre une série de vous prochainement ?
Je dis humblement que je ne me sens pas capable d’écrire une série. Déjà, écrire un film, c’est tellement de travail ! Alors écrire dix ou douze épisodes de 50 mins, cela me paraît monstrueux (rires). J’ai dirigé un pilote pour Amazon qui s’appelait Casanova et qui n’est jamais sorti. À l’époque, Amazon soumettait les pilotes à des internautes pendant un mois. Ceux-ci étaient censés décider s’ils voulaient voir la série ou non. À mon avis, c’était une bêtise, parce qu’on sait très bien que pour entrer dans une série, il faut voir au moins deux ou trois épisodes. D’ailleurs, Amazon ne le fait plus maintenant. Les commentaires des internautes étaient un peu bas du front. Ils disaient : "On ne comprend pas qui est ce Casanova. C’est le roi de France ? Pourquoi il n’y a pas d’explosions ?" Mais nous avons fait un super boulot. On a même gagné un prix.
Quand on me demande ce qu’il faut faire pour être metteur en scène, je réponds toujours : tu veux être ou tu veux faire ? Il y a une grande différence entre les deux.
Quels conseils donneriez-vous à un jeune réalisateur ?
Je lui dirais : prends un téléphone et fais un film. Fais-toi plaisir. Ce qui compte pour réaliser un film, c’est le plaisir de faire avant tout. Quand on me demande ce qu’il faut faire pour être metteur en scène, je réponds toujours : tu veux être ou tu veux faire ? Il y a une grande différence entre les deux. Si tu veux être, cela ne m’intéresse pas. Si tu veux faire, alors fais-le. Just do it ! Et surtout, amuse-toi.
Quand j’ai commencé, il fallait une caméra et de la pellicule. C’était compliqué et cher. Maintenant, il y a des sons dans les téléphones qui viennent de chez Lucasfilm. Avec ce petit appareil (le téléphone portable) et un ordinateur, on pourrait presque passer en salle. C’est incroyable. Grâce à internet, on peut se faire connaître quand on a du talent. Mais il faut faire preuve de beaucoup d’imagination pour se démarquer. À mon niveau, c’est plus difficile avec les gens du marketing. Comme disait Picasso : “Les jeunes ont plein d'idées mais ne savent pas quoi en faire. Moi je sais.” Quand on débute, il faut être original et prendre plaisir à faire.