L'eau est-elle une ressource menacée ? La crise de l'eau est-elle évitable ? Quels sont les enjeux et challenges à l'échelle de la société, du gouvernement et de l'entreprise ? Le webinaire sur « Les mythes et réalités de la crise mondiale de l'eau - Rôles des entreprises, du secteur public et de la société » co-organisé par les Chambres de commerce de Suisse, France, Belgique, Luxembourg a eu pour vocation d'y répondre avec un panel d'experts et de montrer les mesures prises pour contrer la crise mondiale de l'eau, en prenant notamment l’exemple de Singapour.
Le mot des Ambassadeurs de Suisse, France et Espagne
Seuls 2,5% de l’eau sur Terre est potable. 17 pays sont actuellement considérés en risque très élevé de manque d’eau car ils utilisent chaque année plus de 80 % de leurs ressources disponibles en surface et dans les nappes phréatiques. A eux seuls, ils représentent 25 % de la population mondiale. Comme souligné par son excellence Fabrice Filliez, Ambassadeur de Suisse à Singapour, à terme, la crise de l'eau touchera le monde entier et nous concerne tous. Singapour, avec une population de 5.7 millions d'habitants répartis sur 740 km² et un accès limité à l'eau, a été et est particulièrement impacté. De ce fait, Singapour est devenu un exemple mondial en termes de gestion de l'eau avec l’objectif d’être 100% autonome en 2061.
Cette crise de l’eau peut également être vue comme une opportunité de profiter d’un marché de traitement de l’eau en expansion, de s’engager durablement dans la lutte contre le changement climatique et de former un réseau d’entraide internationale. Son excellence Marc Abensur, Ambassadeur de France à Singapour, revient sur les grands chantiers menés par la France dans ces domaines : recyclage des eaux usées, études des plastiques polluant les océans, accès à l'eau dans les pays en développement. Avec un budget de 6,5 millions d’euros consacrés à plus de 220 projets mis en œuvre par l’Agence Française de Développement (AFD), notamment en Asie du Sud-Est, la France est récemment devenue le « Partenaire » du développement de l’ASEAN.
Son excellence H.E Santiago Miralles, ambassadeur d’Espagne à Singapour, rappelle quant à lui que l'Espagne a toujours eu un accès limité à l’eau. Elle a appris à optimiser de manière efficace cette ressource à tel point qu'elle est aujourd’hui le premier producteur de fruits en Europe dont 40% viennent d'Almeria, la région la plus sèche du vieux continent.
Le point de vue du Professeur Asit K. Biswas sur la notion de gestion de l’eau
Premièrement, Dr Asit K. Biswas insiste sur la nécessité de déconstruire le mythe de la pénurie d'eau : le problème n'est pas le manque d'eau mais sa mauvaise gestion. Un aspect non négligeable est la question de la distribution. Par exemple, alors qu’un citoyen Qatar moyen consomme environ 1200L d’eau par jour, 40% de l’eau produite est perdue au cours de la distribution. Ainsi, le Qatar doit produire 1700L d’eau par jour, par personne. A Singapour, un habitant moyen consomme seulement 141L d’eau par jour, et seulement 5% sont perdus au cours de la distribution. Ainsi, Singapour ne doit produire que 147L d’eau par jour par personne. C’est donc notre usage de l’eau qui pose problème, et non la quantité d’eau sur terre. Deuxièmement, il insiste sur la nécessité de penser non seulement en termes de quantité d’eau mais aussi de qualité. La pandémie de Covid-19 a mis l’accent sur cette considération au cours des derniers mois, du fait du besoin de se laver fréquemment les mains avec de l’eau propre. Ainsi, la nécessité de bénéficier d’une eau de qualité a été accrue.
Dr Biswas partage des statistiques inquiétantes : 20% d’établissements médicaux n’ont pas accès à suffisamment d’eau propre pour permettre de se laver assez fréquemment, et 40% d’écoles dans le monde n’ont pas d’eau courante. Ces problèmes ont été mis en exergue dernièrement par la pandémie de Covid-19. La nécessité de raisonner non seulement en termes de quantité d’eau mais de qualité d’eau est d'ailleurs récente. En effet, les objectifs de développement du millénaire incluent « améliorer les sources d’eau ». Dr Biswas explique que ceci avait peu de valeur, puisque « améliorer » ne signifie pas nécessairement rendre adéquat. Ainsi, en 2015, ce dessein fut redéfini dans les objectifs de développement durable comme étant de "garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement, et d’en assurer une gestion durable.”
La vision innovante de Singapour expliquée par le Professeur Cécilia Tortajada
Dr Cécilia Tortajada, chercheur de l’Institute of Water Management, rappelle ici que la vision innovante de Singapour quant à sa gestion de l’eau est à l’origine de son succès dans ce domaine. Dès son indépendance en 1965, Singapour a fait de l’EAU une priorité faisant l’objet d’une planification sur le long terme. Ses objectifs ? Augmenter l’accessibilité à l’eau potable, réduire le coût de production, augmenter la qualité et la sécurité de l’eau. Consciente que la gestion durable de l’eau était un facteur clé de son développement, la Cité-Etat a diversifié ses ressources en eau dès 1972 en travaillant sur 4 origines : locale, importée, recyclée et désalinisée. Elle est l’un des premiers pays à avoir transformé ses rivières intérieures en réservoirs et mis en place des systèmes de récupération des eaux urbaines. Singapour passe désormais un cap supplémentaire en associant la gestion de l’eau à la réduction de ses émissions de carbone, avec des innovations telles que :
- un système flottant qui convertit l’énergie solaire en électricité, permettant d’alimenter une partie des HDB du pays ;
- la conversion en énergie, puis en électricité, des biogaz produits par les déchets alimentaires : l’électricité ainsi produite servira à alimenter les usines de traitement des déchets alimentaires, des eaux usées, mais aussi une partie des HBD et appartements de la ville.
Beaucoup pensent que la petite taille du pays, doublée de son pouvoir économique, constituent les principaux moteurs de ces avancées techniques. Selon le Dr Tortajada, ce sont plutôt la vision à long terme ainsi que l’accent mis sur la recherche et l'innovation qui sont à l'origine de ce succès, fruit d’une collaboration poussée entre l’agence nationale de l'eau (PUB) et les institutions singapouriennes.
Le point de vue du Dr Evelyne Fiechter-Widemann sur les enjeux sociétaux de la crise de l’eau
Dr Evelyne Fiechter-Widemann, présidente de l’association Workshop For Water Ethics (W4W), apporte un éclairage sur les enjeux sociétaux de cette crise de l'eau. Elle prend l’exemple des conflits liés à l’utilisation de l’eau de la Sionne (Valais) en Suisse au 15e siècle et l’admirable construction de bisses comme solution à la crise de l’eau, ainsi que la situation de Singapour qui, n’ayant pas d’espace naturel de stockage, ni de nappe phréatique exploitable, a pourtant réussi à surmonter sa vulnérabilité.
Détaillant la stratégie de Singapour dite des 4 robinets nationaux :
- l’eau de pluie récupérée dans les 17 barrages et réservoirs de l’île,
- l’eau importée de Malaisie,
- l’eau de mer désalinisée,
- l’eau dénommée NEWater, récupérée du recyclage des eaux usées et purifiée grâce à des technologies innovantes (osmose inverse)
Dr Fiechter-Widemann ajoute un cinquième robinet : l’eau virtuelle qui correspond à l’eau contenue dans les biens et services ou consommée lors de leur processus de production.
A titre d’exemples :
- 1 tasse de café de 125 mL = 140L d’eau nécessaires pour cultiver, récolter, torréfier, transformer, emballer et transporter les grains de café
- 1 t-shirt en coton (non teint) = 2 000L d’eau
Un individu ou un pays qui consomme plus d’eau virtuelle que ce dont il dispose, utilise donc par procuration les ressources en eau du pays exportateur. On estime une consommation suffisante en eau (virtuelle inclue) à 5 000L par personne et par jour. En 1965, Singapour était en position de stress hydrique avec 1 000L par personne et par jour. De par son histoire, Singapour est un excellent exemple de gestion de crise de l’eau et montre qu’une bonne gouvernance, la tolérance-zéro pour la corruption, une bonne gestion, un engagement interdisciplinaire et local au niveau de chaque entreprise et chaque être humain, sont les clés pour surmonter la crise de l’eau.
Le savoir-faire français au service de l’administration et des entreprises de pointe à Singapour
A Singapour, le secteur privé se situe au cœur de la problématique de gestion de l’eau. Mr Tony ONG, CEO de la région Asie du Sud-Est, chez Veolia Water Technologies, témoigne de l’urgence d’optimiser les pratiques des industries singapouriennes. En effet, au cours des 50 prochaines années, la demande en eau devrait doubler dans la Cité-Etat. Ce volume repose essentiellement sur le développement d’industries fortes consommatrices en eau comme les usines de raffinage et de pétrochimie, de production d’énergie et de microélectronique, consommant chacune plusieurs milliers de litres d’eau par heure. A titre de comparaison, l’industrie microélectronique de Singapour récupère entre 60 et 75% de ses eaux usées, contre 90% à Taiwan, son principal concurrent. La marge d'amélioration est donc importante. En parallèle, les entreprises en contact direct avec leurs clients (ex : Food & Beverage) semblent plus efficaces dans la mise en œuvre de procédés de fabrication écologiques et durables. Mr ONG attire l’attention des industriels sur le fait que le vrai coût de l’eau pour une entreprise comprend non-seulement le coût direct (adoucissement, OPEX, CAPEX), mais également les coûts indirects (assurance, réglementation), ainsi que le risque financier lié à une mauvaise gestion et la contamination éventuelle des milieux naturels. En fournissant aux industriels un audit du cycle total de l’eau sur leurs sites de production, Véolia leur offre une vision globale de leur empreinte sur l’eau et les accompagne dans la mise en place de solutions responsables et écologiques. Enfin, le CEO de Veolia Water Technologies considère que grâce à l’expérience tirée des innovations mises en place dans d’autres pays comme la France ou l’Espagne, notre génération a désormais les connaissances et le recul suffisants pour utiliser l’eau de manière plus raisonnée et durable.
En conclusion, ce webinaire a permis de mettre en relief des notions clés, comme le concept de l’eau virtuelle, et le fait que le problème actuel n’est pas le manque d’eau mais plutôt la gestion de cette ressource, l’accès à l’eau et la qualité de l’eau distribuée. Les travaux avant-gardistes menés en Europe, de même que les technologies de pointe développées à Singapour (ex : désalinisation, purification) s’imposent désormais au niveau mondial en tant que modèles de gestion durable de l’eau.
Co-rédactrices : Leslie Colin, Emma Dailey, Angela Quero