L’URA (Urban Redevelpment Authority) a décerné cette année le premier prix de la préservation de l’héritage architectural de Singapour aux travaux réalisés sur Atbara et Inverturret. Ces deux maisons de l’ère coloniale, situées aux 5 et 7 Gallop Road, ont été pendant 60 ans l’ambassade et la résidence de France à Singapour. Situées dans la dernière extension du Jardin Botanique, propice aux promenades en famille, elles présentent des traits architecturaux originaux et sont maintenant ouvertes au public.
Deux styles différents, mais un même architecte de renom
Ces deux maisons sont parmi les plus anciennes et plus belles maisons encore existantes de l’architecte anglais Regent Alfred John Bidwell. Né en 1869, il quitta l’Angleterre en 1893 pour travailler au département des travaux publics de Selangor en Malaisie. Il y créa l’un des bâtiments les plus prestigieux de Kuala Lumpur, le Sultan Abdul Samad Building. Cet immeuble, qui a abrité l’administration coloniale britannique, serait aujourd’hui le plus ancien de Malaisie et son style préfigure celui d’Atbara.
En 1895, Bidwell démissionne de son poste à Kuala Lumpur pour rejoindre un cabinet d’architectes à Singapour. Outre les deux maisons dont nous allons parler plus abondamment, on lui doit notamment les hôtels Raffles et Goodwood Park, la synagogue Chesed-El, le Singapore Cricket club, et Telephone House, aujourd’hui occupée par l’hôtel Sofitel sur Robinson road.
Atbara a été construite en 1898. Son nom vient d’une rivière du Soudan près de laquelle les anglais ont gagné une bataille historique la même année. Ce bâtiment serait aujourd’hui le plus ancien exemple de construction « black and white » à Singapour, si tant est que cette appellation, qui couvre divers styles architecturaux, ait un sens. Ce genre, dont Bidwell a été l’un des promoteurs, se caractérise essentiellement par la couleur blanche des bâtiments, cassée par des poutres apparentes et des encadrements d’ouverture de couleur sombre, et des toits de tuile. Ce style combine l’apparence de maisons de la campagne anglaise (style Tudor) avec des éléments adaptés au climat tropical (larges vérandas entourant la maison, rez-de-chaussée surélevé au-dessus d’un espace vide, porches pour les voitures, hauts plafonds de 5m, nombreuses aérations, persiennes permettant la circulation de l’air tout en se protégeant de la chaleur et des regards indiscrets, …) à une époque où l’air conditionné n’existait pas. Ce style initié en Inde, a été raffiné en Malaisie pour prendre en compte la plus grande humidité, les risques d’inondation dus à des précipitations plus abondantes, et la présence des serpents, d’où l’appellation de « anglo-malayan bungalow ». Par ailleurs, la ventilation des deux maisons est facilitée par leur situation au sommet d’une colline.
Outre son plan asymétrique et l’absence de véranda, ce qui frappe le plus à Atbara est la forme des ouvertures de la galerie qui entoure le soubassement de la maison. En fait cette maison est un des rares exemples du style indo-sarracénique à Singapour, les autres étant des mosquées, particulièrement la Sultan Mosque à Kampong Glam, construite à la même époque. Ce style emprunté par les Britanniques à l’Inde combine des éléments architecturaux de diverses origines : Asie centrale, Perse, islamique, hindoue, et même occidentale. A Atbara par exemple, les arcades polylobées de la galerie sont montées sur des colonnes tronquées de style roman, le porche expose des détails gothiques, et l’escalier extérieur menant de l’allée à la terrasse montre des motifs mauresques.
Inverturret, dont le nom évoquerait les hautes terres écossaises, a été construite en 1906 et présente un style plus « classique » de maison « black and white » avec un plan rectangulaire. Ici, la véranda court autour des deux étages avec un élargissement pour servir de salon extérieur. Le plan intérieur original minimise les passages avec un couloir diagonal et permet de bénéficier de belles vues sur la campagne environnante. Une grande partie de la décoration intérieure a été retenue, dont le grand hall d’entrée avec un escalier monumental. Un détail original est constitué par certains carreaux de fenêtre, fait en verre soufflé en couronne, technique d’origine française datant du 14ème siècle.
Une longue occupation par la France
Construite pour un avocat, Atbara a été rachetée par le président de la Straits Trading Company en 1903. Celui-ci fit construire à proximité Inverturret. En 1923, la Straits Trading Company acquit les deux propriétés et les loua à divers occupants de prestige, comme le commandant en chef de l’armée de l’air britannique à Singapour entre 1937 et 1939.
En 1939, la France loua ces deux propriétés pour en faire l’ambassade et la résidence de France, et ce jusqu’en 1999 ! En 1990, l’état singapourien réquisitionna les deux propriétés et demanda à la France de les libérer. Cela fut fait en 1999, lorsque les nouveaux locaux de l’ambassade et de la résidence, situés à quelques centaines de mètres l’une de l’autre sur Cluny Park road, furent prêts.
Une préservation primée par l’URA
Après cela, les deux maisons furent laissées à l’abandon. Les murs et les toits se décrépirent et la végétation prit possession des lieux, sans compter les squatters et les animaux sauvages.
Il a fallu attendre 2015, pour que l’on s’intéresse de nouveau à ces deux vieilles dames dans le cadre de l’extension de 8 ha du jardin botanique. En 2017, un cabinet d’architecte fut sélectionné pour restaurer les deux maisons pour un coût total de 3.2 millions de dollars. Les traits originaux extérieurs et intérieurs des deux maisons ont été conservés, tout en y apportant les équipements requis par la règlementation actuelle. C’est ce mélange harmonieux d’ancien de de moderne qui a valu à cette restauration de recevoir le premier prix de préservation de l’héritage architectural de Singapour cette année.
Les deux maisons sont maintenant ouvertes au public dans le cadre de l’extension « Gallop » du jardin botanique. Atbara est un centre de découverte de la forêt, montrant l’écologie complexe et la riche biodiversité de ce milieu, avec un accent sur le rôle historique joué par le jardin botanique dans la mise en place, l’étude, et la préservation des réserves forestières de l’ile. De son côté, Inverturret abrite une galerie d’art d’histoire naturelle, avec plus de 2000 illustrations botaniques et des œuvres d’art, comme par exemple un livre de plantes médicinales du 16ème siècle légué par le British Museum. Le vaste parc entourant les deux maisons est propice aux promenades en famille et abrite des spécimens rares d’arbres des forêts d’Asie du Sud-Est.
Pour en savoir plus sur ces deux maisons, comme sur les actuelles ambassades et résidences de France à Singapour, vous pouvez aller à la Lee Kong Chian Reference Library de la Bibliothèque Nationale de Singapour pour consulter le magnifique livre bilingue français-anglais «Résidences de France à Singapour » publié en 2018 par les Editions internationales du Patrimoine.