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Exposition “City of Others” à Singapour : cent artistes d’Asie rencontrent Paris

Il a fallu six ans de travail et de collaboration entre différents musées internationaux pour que l’exposition “City of Others: Asian artists in Paris 1920-1940” voie le jour. 400 œuvres et documents d’archives dressent le portrait d'un Paris singulier, révélé par le regard unique d’artistes asiatiques qui y ont vécu entre 1920 et 1940. L’exposition se tient jusqu’au 17 août 2025 à la National Gallery de Singapour.

L'affiche de l'exposition "City of Others", du 2 au 17 août 2025 à Singapour.L'affiche de l'exposition "City of Others", du 2 au 17 août 2025 à Singapour.
Écrit par Marie-Aude Brochec
Publié le 2 avril 2025, mis à jour le 6 avril 2025

 

 

Lepetitjournal.com vous donne un avant-goût de cette exposition événement où il est question d'identité(s) et d’un ailleurs, parfois idéalisé, avec une grande question en filigrane : comment vivre et réussir dans “la ville des autres”, “City of Others” ? Nul doute que cette interrogation  trouve un écho particulier chez nos lecteurs expatriés...

 

 

Des statues exposées lors de l'exposition "City of Others" à Singapour.

 

 

L’ “entre-deux-guerres” : 20 années mouvementées mêlant tradition et avant-garde

L’exposition couvre la période de 1920 à 1940,  communément appelée l’entre-deux-guerres, comme une parenthèse dans le funeste destin d’une Europe et d’un monde voués à se combattre. De 1920 à 1929, ce sont les “années folles”. La jeunesse rêve d’un monde nouveau débarrassé du sang et des obus, dansant sur les rythmes de jazz venus d’Amérique. Paris, la Ville-Lumière, rayonne et Montparnasse est au cœur de cette effervescence sociale, intellectuelle et artistique. C’est dans ce quartier que choisissent de s’installer trois artistes présents dans l’exposition: les Chinois Sanyu et Pan Yuliang ainsi que le Japonais Foujita Tsuguharu .  L’ Académie de la Grande Chaumière (qui existe toujours) est un lieu phare où les artistes viennent s’exercer, notamment au dessin de modèle vivant, comme en témoigne la superbe série minimaliste de Sanyu qui annonce des toiles maîtresses comme Reclining Pink Nude with Raised Arms. 

 

 

Sanyu, Reclining Pink Nude with Raised Arms
Sanyu, Reclining Pink Nude with Raised Arms

 

 

Les “années folles” s’éteignent en 1929. Le jeudi 24 octobre, la Bourse de New York s'effondre, déclenchant une crise économique qui se propage dans tout le monde occidental et dans les pays colonisés qui lui sont rattachés. L’Europe voit son économie plonger. Le chômage grimpe en flèche et les idéologies fascistes s’installent dans le paysage politique européen jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. 

 

Rencontre avec l'artiste France Gaggioli, art singulier entre abstraction & matière

 

 

Paris ou l’ opportunité de devenir quelqu’un (d'autre)?

L’exposition s’ouvre sur une série de portraits photographiques et d'autoportraits. En posant leurs valises à Paris, ces artistes savent qu'ils vont au devant de l’autre mais savent-ils comment ils vont être perçus? Impossible; d’où cette réflexion autour de l'autoportrait et de l'image que les artistes veulent renvoyer dans cette nouvelle vi(ll)e. Des portraits à l'épreuve de la différence, du rejet, de l'exotisme, où l'humour et l’autodérision trouvent aussi leur place. Foujita Tsuguharu se représente avec son chat, pensif, le regard droit et interrogateur quand l'autoportrait lumineux de Georgette Chen révèle autant sa détermination qu’une certaine méfiance.

 

 

Foujita Tsuguharu, Autoportrait au chat, 1926
Foujita Tsuguharu, Autoportrait au chat, 1926

 

Paris est une capitale cosmopolite avec un véritable goût pour les arts asiatiques.

 

Paris est une capitale cosmopolite avec un véritable goût pour les arts asiatiques et cet engouement se développe encore plus avec l'avènement du style Art Déco. En 1925,  l’Exposition Internationale des Arts décoratifs et industriels fait la part belle aux arts et techniques venus d’Asie. La laque fascine tout particulièrement.  Dès lors, des collaborations s'établissent avec des artistes japonais comme Sougawara Seizo et Hamanaka Katsu (ci-dessous dans son atelier). La demande grandissante et le caractère monumental des œuvres en laque nécessitent plus de main d'œuvre. Les ateliers parisiens décident donc de faire venir des artisans laqueurs directement du Vietnam. 

 


 

Hamanaka Katsu dans son atelier parisien et les artisans laqueurs vietnamiens
Hamanaka Katsu dans son atelier parisien et Les artisans laqueurs vietnamiens.

 

 

L’exposition rend hommage à ces hommes et ces femmes de l’ombre dont certains ont participé à la réalisation d'œuvres comme: La forêt, de Jean Dunand, un immense paravent en laque doré et argenté, de 6m de long. Une œuvre-phare de l’exposition.


 

La forêt, Jean Dunand, 1930
La forêt, Jean Dunand, 1930

 

L’art est une vitrine pour faire connaître les territoires lointains d’Indochine.

 

 

Paris, capitale des arts et capitale coloniale…

Les artistes asiatiques viennent à Paris dans l’espoir de se faire un nom dans la capitale des arts mais les autorités françaises ont aussi besoin d’eux… En effet, l’art est une vitrine pour faire connaître les territoires lointains d’Indochine assurant, par là même, la promotion de l’entreprise coloniale. 

Rappelons que l’Union Indochinoise a été créée en 1887 regroupant des territoires correspondant aujourd’hui au Vietnam, Laos, Cambodge et une partie de la province chinoise de Guangdong.

L’exposition “City of Others” donne une idée précise de ce qu’a été l’Exposition coloniale internationale de Paris en 1931, tout en démesure, avec sa reproduction gigantesque du temple principal d’Angkor Wat au bois de Vincennes et ses 8 millions de visiteurs. A cette occasion, l’art moderne vietnamien est exposé à l’étranger pour la première fois. C’est une opportunité pour de nombreux artistes comme Lê Phổ, Nguyễn Phan Chánh et Vũ Cao Đàm. Comme l’explique Phoebe Scott, l’une des curatrices de l’exposition, les artistes asiatiques doivent adopter une stratégie pour exister et conquérir une légitimité dans l’ordre colonial et dans le monde occidental. En parallèle, Paris est aussi le lieu de la contestation du colonialisme et l’exposition nous présente, entre autres, des dessins satiriques réalisés par…le futur leader vietnamien Hồ Chí Minh.

 

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La conquête des salons parisiens

Paris offre une myriade de possibilités pour exposer, encore faut-il arriver à intégrer ces cercles... A partir de 1922, le Musée du Jeu de Paume se dédie à l'art moderne venu de l'étranger et plusieurs expositions d'art japonais et d'art chinois s’y tiennent alors. Paris compte aussi de nombreuses galeries et salons, dont le fameux Salon d'Automne, qui se tient chaque année depuis 1903, réputé pour son éclectisme en matière de styles. La partie de l'exposition intitulée “Sites of exhibition”, présente de nombreuses œuvres exposées dans ces salons parisiens,  notamment le célèbre  Woman in Red Dress de Itakulla Kanae et des toiles exceptionnelles de Georgette Chen réalisées lors d’un voyage en Provence.

 

 

Woman in Red Dress, Itakulla Kanae, 1929
Woman in Red Dress, Itakulla Kanae, 1929

 

 

Un jour ou  l’autre, il faudra qu’il y ait la guerre…

La dernière partie de l’exposition nous invite à réfléchir à la place de l’artiste confronté à la guerre. La guerre civile espagnole puis la Seconde Guerre mondiale touchent de plein fouet le monde artistique parisien mais, dès 1937, c’est la deuxième guerre sino-japonaise qui frappe la communauté des artistes asiatiques à Paris, donnant lieu à la réalisation d'œuvres bouleversantes exposées dans la dernière salle de l’exposition. Après-guerre, les artistes doivent choisir où s’établir; Paris a perdu de son prestige, les luttes pour les indépendances révèlent une énergie et un espoir  inspirants mais, encore une fois, comment trouver sa place dans ce monde où les cartes ont été redistribuées, dans le sang et les larmes? L’artiste vietnamien Mai Trung Thú, premier diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts d’Indochine à Hanoï, décide de rester en France mais les images idéalisées de son pays natal restent prégnantes.  Mobilisé en 1940, il combat au sein de l’armée française, réalise un reportage sur la visite de Hồ Chí Minh en France en 1946, tout en devenant un militant actif de la cause pacifiste. La part d’ombre, les choix impossibles, la solitude de l’artiste mais aussi sa force, tout cela est contenu dans cet Autoportrait aux lunettes, datant de 1950. 


 

Autoportrait aux lunettes,  Mai Trung Thú, 1950
Autoportrait aux lunettes,  Mai Trung Thú, 1950

 

Le salon Vinexpo Asia fait son retour en mai à Singapour

 

Prêts à vous laisser entraîner par le talent de ces artistes asiatiques que Paris a soutenus, bouleversés, questionnés ? Sculpture, peinture, photographie, arts décoratifs, films et même œuvres d’art contemporain sont présents dans cette exposition magistrale qui réaffirme la beauté et la force des liens entre l’Asie et Paris. C’est jusqu’au 17 août, vous avez le temps mais ne tardez pas. Toutes les informations pratiques se trouvent ici.

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