Singapour arrive en 5ème position dans le dernier classement Forbes de villes où il fait bon vivre. Une des clés de ce résultat surprenant pour ce petit pays dont la densité de population n’est surpassée que par Monaco et Macao, réside dans une gestion à long terme rigoureuse et astucieuse de l’espace.
Depuis 1960, la surface de l’ile s’est accrue de 25% par poldérisation
Comme tous les petits pays maritimes, Singapore a cherché à gagner du terrain sur la mer. Cette modification du paysage a commencé à l’arrivée des anglais. Dès 1822, les marécages situés sur la rive Sud de la Singapore river ont été comblés pour permettre la construction ultérieure du centre commercial de la ville (aujourd’hui Raffles Place). Entre la fin du 19ème siècle et le début du 20ème siècle, le quartier autour de Telok Ayer (rue qui marque la ligne de côte originelle) a fait à son tour l’objet de travaux de poldérisation et de nivellement pour faciliter les déplacements terrestres et maritimes. Dans les années 30, c’est le bassin de Kallang qui a été comblé pour construire le premier aéroport commercial, dont il reste encore des vestiges et dont l’espace est maintenant occupé par le grand stade et diverses installations sportives.
Après l’indépendance de Singapour, ce processus s’est accéléré. Le premier grand chantier a été l’extension de 10 km2 sur la côte Est entre 1966 et 1975 : ainsi sont nés les 9 km de plage de East coast et les quartiers qui la bordent. Un des chantiers les plus importants en surface (20 km2) a été l’extension à l’est de Singapour pour construire l’aéroport et la base navale de Changi entre 1975 et 2004.
La surface totale de l’ile est ainsi passée de 581 km2 a l’origine a 729 km2 aujourd’hui. Mais d’autres extensions sont à l’étude. La carte ci-après montre en gris, la surface originelle de Singapour, en rose les terrains déjà gagnés sur la mer, et, en rouge, les projets à l’étude.
La gestion de l’espace fait l’objet d’une planification rigoureuse à long terme
Dans ce domaine aussi, les choses ont commencé dès l’arrivée des anglais. En juin 1819, moins de 6 mois après son premier débarquement à Singapour, Stamford Raffles donne instruction au premier Résident de Singapour, William Farquhar, de dessiner un plan distribuant les activités et les populations dans différentes zones de la ville naissante. Après avoir connu quelques difficultés de conception, ce plan, publié en 1828 sous le nom de plan Jackson, identifie les terrains réservés au gouvernement (fort Caning et Padang jusqu’à la Singapore river, où on trouve encore les plus vieux immeubles coloniaux), aux européens et aux marchands (à l’est de la zone gouvernementale, autour de Beach Road, qui comme son nom l’indique marquait alors la côte), aux chinois (l’actuel chinatown), aux malais (Bugis puis l’actuel Kampong Glam), et aux indiens (en amont de la rivière de Singapour). Cette ségrégation originelle est encore visible dans la structure du centre de Singapour. Le Little India que nous connaissons aujourd’hui n’est en fait apparu qu’au 20ème siècle.
Il a fallu ensuite attendre plus d’un siècle pour qu’un nouveau travail de planification soit entrepris. Dans cette période, le développement de la ville était devenu désordonné, et la circulation, difficile. Le centre-ville était devenu surpeuplé et des bidonvilles étaient apparus. Lancé en 1951 le premier plan d’occupation des sols de l’ile de l’ère moderne, ne fut approuvé qu’en 1958, après des années d’études et de consultation de la population. Ce plan recommandait de développer de nouvelles villes périphériques (Jurong, Woodlands, et Yio Chu Kang), aussi autonomes que possible, pour dégager le centre-ville, de supprimer les bidonvilles en relogeant leurs habitants dans des immeubles modernes, de développer les espaces verts autour du centre-ville, de réserver des espaces pour les nouvelles industries, et de construire de nouvelles voies et de nouveaux parkings.
Mais ce plan s’avéra rapidement inadapté aux changements sociaux et économiques rapides que connaissait alors le pays. Avec l’aide des Nations Unies, le gouvernement définit un « concept plan » à 20 ans avec deux priorités : la fourniture d’un habitat moderne à la population et la création d’emplois. Ce plan moins détaillé que le précédent ne montrait que les grandes directions, comme le développement de quartiers résidentiels à forte ou faible densité, des zones industrielles et des centres commerciaux dans un anneau autour de la zone forestière centrale, un réseau de voies rapides (la première, PIE, ouvrit en 1981), le MRT (qui démarra en 1987), et l’aéroport de Changi (dont le premier terminal ouvrit en 1981).
En 1991, ce plan a été révisé sous l’autorité de l’URA (Urban Development Authority), créée deux ans plus tôt, avec le souci supplémentaire d’améliorer la qualité de vie. Depuis ce plan a été régulièrement révisé, en consultation avec la population. Aujourd’hui, il y a deux niveaux de plan : un « concept plan » à 40-50 ans qui est revu régulièrement et qui couvre l’usage stratégique des sols et les transports de façon à assurer suffisamment d’espace pour le développement économique et démographique, et un « master plan » à 10-15 ans, détaillant l’usage des sols à un niveau assez fin.
Aujourd’hui, le principal occupant du sol Singapourien est le ministère de la défense (19%). Ensuite, viennent quatre groupes avec environ 15% chacun : l’industrie, le commerce, les installations d’électricité et d’eau ; les immeubles d’habitation ; les infrastructures de transport (routes : 12% ; ports et aéroports : 5%) ; les parcs, réserves naturelles, et réservoirs. Les installations institutionnelles, communautaires, et de loisir représentent environ 8% du territoire. La carte suivante montre la version actuelle du plan à l’horizon 2030.
La distribution du sol entre les diverses activités vise à optimiser l’usage de l’espace terrestre et marin, en soutenant le développement de l’économie, en respectant l’environnement, et en donnant à tous une bonne qualité de vie et un sentiment de bien-être.
Par exemple, les activités les plus polluantes ont été positionnées aux extrémités de l’ile sur des terrains gagnés sur la mer : le complexe pétrochimique, à l’extrême Sud-Ouest (Jurong), et le principal aéroport international, à l’extrême est (Changi). Plus généralement, le regroupement des industries dans certaines zones limite les nuisances sur les quartiers résidentiels. Cependant la distribution des zones industrielles et commerciales dans tout l’ile donne la possibilité de limiter les déplacements domicile-travail. Même si les zones réservées à l’habitat de masse sont distinctes de celles réservées aux maisons privées, elles sont en général adjacentes de façon à permettre des échanges entre les diverses classes de la société, notamment dans les centres commerciaux qui parsèment l’ile. Les derniers tronçons de voie menant aux habitations sont souvent sans issue de façon à y limiter le trafic pour la tranquillité des résidents. De nombreux espaces verts aèrent tous les quartiers, même les plus denses.
La Singapore City Gallery, située dans l’immeuble de l’URA, rue Maxwell, et malheureusement fermée en ce moment pour cause de Covid, présente un panorama complet des plans passés et futurs de Singapour, avec l’aide des media les plus variés. Le plus spectaculaire est peut-être la maquette géante du centre-ville, où on peut distinguer chaque immeuble actuel et futur. Dans cette galerie, vous pourrez voir précisément ce que va devenir votre quartier dans les années à venir.
Les plans d’occupation des sols existent dans beaucoup de pays. Mais le plus de Singapour, c’est qu’ils y sont strictement suivis, grâce à une grande discipline, une continuité politique, et un atout maitre, le Land Acquisition Act.
Le Land Acquisition Act donne au gouvernement toute latitude pour organiser le paysage singapourien
A l’indépendance en 1965, le gouvernement avait des projets de développements industriels et urbains considérables. Mais pour les mener à bien, il devait pouvoir disposer de vastes terrains. En 1966, le Land Acquisition Act lui a donné le droit d’acquérir des terrains pour des raisons de développement public à des prix dont le niveau de négociation est limité. Les procédures d’appel dont disposent les propriétaires ont aussi un impact limité. Ainsi, dès 1985, l’état était propriétaire de 75% de la surface de l’ile. Aujourd’hui ce pourcentage est de 90%.
Dans cette part, il est possible d’ “acheter” des surfaces résidentielles, industrielles, ou commerciales, mais pour une durée limitée (typiquement 99 ans, mais il existe des exceptions depuis 30 ans jusqu’à 999 ans). C’est le « leasehold », qu’on appellerait « bail emphytéotique » dans le contexte français. C’est dans ce cadre que se trouvent tous les HDB et une bonne partie des condominiums, notamment ceux situés dans la périphérie d Singapour, au-dessus de stations de MRT, et sur les terrains conquis sur la mer. Ces dernières années, l’arrivée à terme des premiers baux de longue durée (comme les 191 maisons du quartier Lorong Tiga à Geylang lorong 3 dont les 60 ans de bail se sont achevés fin 2020) a conduit à une prise de conscience collective du caractère temporaire de ces “propriétés”.
Les 10% restant sont des propriétés privées au sens français (“freehold”), mais avec un très gros bémol. Si l’état décide de procéder à un développement public, il sera quasiment impossible de garder cette propriété ni d’en négocier librement le prix. Par exemple, en avril dernier, le gouvernement a acquis un immeuble “freehold” à usage commercial et résidentiel de 57 ans sur Thomson road pour permettre la construction de la future voie express Nord-Sud qui reliera les quartiers Nord de Singapour au centre-ville. 95% des condos situés dans le centre-ville sont “freehold”.
Cette situation, peu favorable à la propriété privée, a aussi des avantages. Cela donne les mains libres au gouvernement pour développer rapidement des infrastructures optimales (en France, la construction d’une route peut prendre des années à cause d’un propriétaire récalcitrant ou certaines routes peuvent avoir des tracés sinueux pour la même raison). Cela limite aussi fortement la spéculation foncière et immobilière, et permet ainsi à la grande majorité de la population d’être propriétaire d’un logement décent (par comparaison à Hong Kong, où, malgré la moindre densité de population, l’acquisition d’un tel logement est inaccessible au commun des mortels). En fonction des besoins et de l’évolution des prix, l’état libère des terrains et les met aux enchères.
Un autre avantage est qu’il existe très peu de terrains vagues ou d’immeubles en ruine, qui sont autant de gaspillages de la ressources rare que constitue le sol. Sur les 90% des terrains appartenant à l’état, si un immeuble vieillit, il est détruit et temporairement remplacé par un espace vert (grâce à la pousse rapide de la végétation pousse), en attendant un nouvel immeuble plus moderne. Les terrains inoccupés appartenant à l’état sont souvent entourés de clôtures portant des écriteaux proclamant la propriété d’état (« state land ») et promettant les pires châtiments en cas d’intrusion.
Il faut donc aller du côté 10% de terrains prives pour trouver des espaces abandonnés ou des ruines. Le plus célèbre est sans doute la propriété Tyersall, dont une partie a été acquise en 2009 par le gouvernement singapourien pour créer la nouvelle extension du Botanic Garden ouverte en 2017 (on y trouve l’ancienne ambassade de France et l’ancienne résidence de l’ambassadeur de France). Tyersall est une des propriétés privées les plus étendues de Singapour (24 ha d’un seul tenant). Elle appartient à l’état malaisien de Johor. Sur cette propriété, le sultan de Johor a construit à la fin du 19eme siècle le palais Tyersall, qui fut la première demeure de Singapour à bénéficier de l’électricité et du téléphone, et qui a abrité des réceptions somptueuses, comme celle de l’archiduc François Ferdinand d’Autriche en en 1893 ou celle du roi de Siam en 1896. En 1935, ce palais a été détruit, mais restait le palais Woodneuk, construit entre temps. Ce dernier, aujourd’hui en ruine, est réputé hanté. En principe, l’accès du parc est interdit, ce qui rajoute à l’aura de mystère qui entoure ce lieu. Mais cela n’empêche pas certains de s’y hasarder au mépris de la loi et des fantômes. Enfin et surtout, c’est le lieu supposé de la grande réception dans le film « Crazy rich Asian » (qui en fait été tourné ailleurs).