Rencontre avec Jocelyn Fiorina, enseignant à la Sapienza à Rome et secrétaire général de la Société des amis d’Alexandre Dumas. Passionné de littérature et en particulier de l’auteur du Comte de Monte-Cristo, il a consacré un ouvrage aux riches liens entre le célèbre écrivain français et l’Italie.
Comment en êtes-vous arrivé à écrire l’ouvrage récemment publié, Alexandre Dumas, l’Italie au cœur ?
On lit tous Les trois mousquetaires, Le comte de Monte Cristo quand on est enfant ou adolescent, mais c’est en étant en Italie - je suis professeur à la Sapienza, - qu’un jour, en lisant la Repubblica, j’ai redécouvert les liens entre Dumas et l’Italie. Un article était consacré à la publication d’un livre de Dumas sur la Camorra : on redécouvrait qu’il avait écrit sur l’Italie, sur son histoire, que c’était presque un écrivain italien. Quelque temps après, la Repubblica s’intéressait à la découverte de cette nouvelle inédite L’assassinat de la rue St-Roch, qui n’avait jamais été traduite en français et qui avait été publiée sous forme de feuilleton dans l’Indipendente, le journal créé par Dumas à Naples. J’ai alors décidé d’être le premier traducteur d’Alexandre Dumas en français, et j’ai commencé des recherches sur son rapport à l’Italie.
On connaît mieux les liens de Stendhal avec Italie, comment expliqueriez-vous cette différence entre les deux auteurs français ?
C’est assez étonnant, surtout que les liens entre Dumas et l’Italie sont peut-être plus forts. Il existe en tous cas beaucoup de points communs entre Dumas et Stendhal. Ils sont tous les deux accusés par les autorités d’être proches des patriotes italiens, et sont surveillés par le même agent de la police secrète : Stendhal est accusé de carbonarisme, et Dumas de vouloir agiter les idées républicaines en Italie. Ils sont tous les deux amoureux de la même femme, la cantatrice Caroline Ungher. Ils ont tous les deux écrit sur le même sujet, les Cenci. Stendhal a eu accès à de vieux manuscrits sur les familles de la Renaissance et les a recopiés. A sa mort, ces copies sont proposées à Dumas par un ami de Stendhal, Prosper Mérimée, qui connaissait l’amour commun des deux écrivains pour l’Italie.
Dumas et Stendhal se sont d’ailleurs rencontrés à Rome, Stendhal l’a écrit dans les marges de ses livres. J’imagine alors dans mon livre leur conversation, que l’on peut reconstituer en collectionnant leurs points communs. On sait qu’ils ont bu beaucoup de champagne, et on voit encore la différence entre les deux personnages : Dumas est probablement sorti très joyeux de ce dîner, tandis que Stendhal écrit « J’ai bu trop de champagne, je suis malade ».
Existait-il une rivalité entre les deux, surtout s’ils aimaient la même femme ?
Ils ont le même amour pour l’Italie et Caroline Ungher, mais des personnalités complètement différentes, ce qu’on retrouve dans leurs écrits. Stendhal est davantage tourné vers la psychologie, les sentiments, l’analyse de soi. Il est aussi très critique, se plaint beaucoup, notamment du caractère provincial de Rome. C’est pourtant justement ce qui plaît à Dumas, qui profite toujours de la vie, comme on le note dans ses écrits.
Stendhal raconte qu’il ne vit que des échecs en amour, alors que pour Dumas, l’amour c’est la conquête, et ça marche très bien pour lui. Stendhal essaye de séduire Caroline Ungher pendant plusieurs années, il va la voir à l’opéra des dizaines de fois, peine perdue. Dumas la rencontre une fois, lui propose un tour en bateau : elle tombe amoureuse, on le voit dans les nombreuses lettres qu’ils s’écrivent. Stendhal en a peut-être été un peu jaloux.
Qu’est-ce qui a incité Dumas à passer autant de temps en Italie, alors qu’il n’y était pas le bienvenu ?
Dumas n’aime pas être contraint. Quand on lui interdit de voyager à Naples, il promet d’envoyer une carte postale de cette ville la semaine suivante. Il charge un de ses amis résidant à la Villa Médicis de demander un visa, qu’il utilise à sa place, voyageant donc sous un faux nom. De plus, il a un lien affectif avec l’Italie : son père, le général Dumas, a été emprisonné par le roi Ferdinand de Naples. Il en est revenu très affaibli. Dumas a donc une revanche à prendre avec les Bourbons de Naples. Dans toute son histoire avec l’Italie, il y a cette lutte contre les tyrans italiens.
Dumas ne s’est pas seulement inspiré de l’Italie pour ses écrits, il a également été un acteur de son histoire. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il avait en effet l’Italie au cœur, mais il était aussi au cœur de l’Italie. Tout commence à Paris, dans sa jeunesse, où il fréquente des Italiens en exil et notamment la princesse Belgiojoso qui anime les cercles des patriotes italiens. Un de ses proches amis, rencontré sur les barricades de 1830, est Alexandre Bixio, dont le frère, Nino Bixio, deviendra un des grands généraux garibaldiens. Quand il voyage en Italie, il est aussi missionné par ces réseaux de patriotes italiens. Il rencontre notamment en Sicile les carbonari, qui lui demandent de porter un plan d’insurrection au comte de Syracuse. Il raconte cette mission seulement des années plus tard, une fois qu’il soutient Garibaldi et crée son journal l’Indipendente. Son récit de sa rencontre avec le comte de Syracuse, sur la page de Chiaia, ressemble à un passage des Trois mousquetaires : la scène se déroule au clair de lune, le comte porte un long manteau, une fausse moustache et une fausse barbe, Dumas sort de la doublure de son chapeau un plan d’insurrection, et le comte le déchire en petits morceaux, affirmant que c’est un plan prématuré. Dumas vit une histoire digne de ses romans avec l’Italie.
On peut notamment retenir ses liens avec Garibaldi…
Sa relation avec Garibaldi est l’occasion pour lui de vivre une aventure avec un héros de ses romans, en chair et en os. Dès 1849, il écrit sur Garibaldi sans l’avoir rencontré : il raconte l’épisode de la république romaine de 1849, puis ses aventures en Amérique du Sud, qu’il qualifie de Nouvelle Troie. En 1860, quand Garibaldi revient en Italie pour l’unifier, Dumas souhaite le rencontrer pour lui apporter son aide. Ils deviennent rapidement de grands amis. Dumas lui apporte son arme principale, sa plume. Il devient le biographe officiel de Garibaldi, qui lui offre un palais sur le front de mer à Naples.
Votre ouvrage est bilingue, à la fois en italien et en français, Dumas est-il tout autant connu dans les deux pays ? Se souvient de lui en Italie comme un acteur du Risorgimento ?
En France comme en Italie, on s’en souvient surtout comme l’auteur du Comte de Monte-Cristo et des Trois mousquetaires. Mais je ne crois pas qu’il soit moins lu en Italie qu’en France. En 2020, un film italien de Noël sur les Trois mousquetaires est sorti, une adaptation du roman est en train d’être tournée en France ainsi qu’une série italienne sur le Comte de Monte-Cristo. Dumas est omniprésent dans la culture populaire des deux pays. A Naples, on trouve la rue Alessandro Dumas, ou encore le lycée français Alexandre Dumas, et son rôle dans le Risorgimento réémerge régulièrement.
Vous avez réalisé un tour audioguidé de Rome qui permet de visiter la ville sur les pas du Comte de Monte-Cristo. Pouvez-vous citer trois étapes emblématiques ?
Une étape importante est celle du théâtre Argentina, où les protagonistes voient le comte de Monte Cristo pour la première fois. Ils assistent à une représentation de la Parisina de Donizetti, dont le rôle principal a été créé par Caroline Ungher. Dans l’émotion de Franz D’Epinay écoutant cet air d’opéra, on retrouve celle de Dumas écoutant son amante chanter. J’ai inséré dans la visite multimédia que l’on peut suivre sur son téléphone, les airs de musique mentionnés dans le roman, reconstituant son ambiance.
L’hôtel de Russie représente par ailleurs un lieu emblématique. Il s’agit du palais luxueux dans lequel le Comte de Monte-Cristo avait une chambre, et où il invite Franz et Albert à se préparer pour le carnaval et à voir la terrible exécution piazza del Popolo. La chambre précise a été retrouvée, et un cocktail Comte de Monte-Cristo a été créé en son honneur.
Le troisième lieu serait les catacombes de St Sébastien, le repère des brigands.
Propos recueillis par Eléné Pluvinage
Le tour audio de Rome sur les pas du comte de Monte-Cristo est disponible sur la plateforme izi travel, avec ou sans l’application.
Alexandre Dumas, l’Italie au cœur, éditions Segni d’Auttore, illustrations de Carlo Rispoli