Quand la taxinomie laisse entrevoir des histoires de grands hommes et de personnages (y compris une marionnette) ayant marqué le passé, jusqu’à leur conférer l’immortalité. Voici un drôle de voyage linguistique à travers le temps, entre la France et l’Italie, de Napoléon à Pinocchio, en passant par Garibaldi et Karl Lagerfield (parmi d’autres).
Les mites jouent du piano et les familles royales sentent le poisson. La faute à l'entomologiste qui appela Chopin (Fernandocrambus chopinellus) une nouvelle mite trouvée au Chili. Et à l'océanographe qui débusqua un nouveau poisson des profondeurs capverdiennes et le nomma Grimaldi (Grimaldichthys profundissimus) pour Albert Ier de Monaco, mécène de grandes expéditions océanographiques. Le ton est donné. Le nom, latinisé, traverse les manuels, les siècles, les frontières, c'est pour la vie et plus. Et même Linné, l'inventeur de ce système de classification des créatures vivantes (on dit aussi taxinomie), en profita pour ridiculiser son rival Buffon baptisant Bufo bufo un crapaud énorme et répugnant.
On y entrevoit des histoires de grands hommes. Le fossile d'une algue verte dite Napoléon (Enallax napoleoni) fut mis au jour sur l’île d’Aix. Elle avait la forme d'un bicorne ? Non. Le rapport est essentiellement géographique : l'empereur déchu passa quelques jours sur l’île avant d'embarquer pour Sainte-Hélène. Par la suite, on inaugura une place d’Austerlitz, une rue Napoléon... Rien d'étonnant à ce qu'un végétal du coin lui soit consacré. L'araignée Garibaldi (Paracelotes garibaldii) fut capturée dans l'Aspromonte, en Calabre, où le général livra bataille contre les troupes piémontaises : la petite bête fut l'occasion d'honorer un des pères de la patrie italienne. L'expédition franco-italienne qui repéra en Chine le scarabée Marco Polo (Hydeus marcipoli) voulait bien sûr saluer l'homme qui toute sa vie rapprocha l'Asie et l'Occident. Une araignée Garibaldi, un scarabée Marco Polo, la communauté des insectes se peuple en sourdine de condottieri et d'explorateurs. Un avertissement ou on en rit ? Sourions-en.
Quand la science perpétue l’histoire de Pinocchio
Des histoires de gros nez aussi. Un chercheur remonta des mers australiennes un homard présentant une protubérance sur le dos, comme un pic, comme un cap, comme une péninsule. C'est ainsi qu'un célébrissime appendice nasal lui vint à l'esprit et lui souffla le mot Cyrano (Uroptychus cyrano) pour l'animal. Un autre crustacé homardesque repêché des eaux asiatiques montrait plus ou moins la même coquetterie : on choisit ici Pinocchio (Uroptychus pinocchio). L'Italie l'emporte dans cette affaire car le pantin en bois est apparemment très cher aux scientifiques de partout. Il resurgit en Papouasie où un biologiste, découvrant une grenouille dotée d'une longue pointe sur le nez, sut tout de suite qu'il venait de tomber sur le Pinocchio des batraciens (Litoria pinocchio). Puis trois araignées à long nez, le Pinocchio d'Amérique du Nord (Walckenaeria pinocchio), le Pinocchio équatorien (Scaphidysderina pinocchio), le Pinoquio brésilien (Pinoquio barauna). Plus le coléoptère Pinocchio (Anchylorhynchus pinocchio) qui grattouille les chemins colombiens. Voilà comment la science perpétue l'histoire d'une marionnette toscane qui n'allait pas seulement devenir un petit garçon mais une et une et une créatures bizarroïdes très au-delà des bibliothèques et de ses frontières natales. Un succès colossal, signor Collodi !
Puis des histoires de belle gueule. Un naturaliste français décrivait un arbuste originaire du Congo quand la fleur, dit-on, lui rappela la couronne de Napoléon ; nous étions en 1804, l'année du sacre. L'hommage se fit donc naturellement avec la napoléone impériale (Napoleonaea imperialis). Pas gracieux gracieux, mais voilà. À des lieues et des années de là, en Australie, un arachnologue tomba sur une araignée inconnue. Elle avait d'énormes yeux noirs comme des lunettes de soleil et portait quelque chose sur le devant ressemblant à un col blanc relevé avec une cravate noire. Notre entomologiste, sans doute passionné de mode, y vit le portrait de Karl Lagerfield (Jotus karllagerfeldi), grand couturier allemand que les Italiens et les Français se sont vite approprié. Le risque dans tout cela, c'est que dans les mémoires des gens du bout du monde, Lagerfield soit un jour, d'abord et avant tout, le nom d'une araignée. Leçon d'humilité.
Des histoires de sexe, là où on les attendrait peut-être et là où on ne les pressentirait pas du tout. D'abord fleur bleue, avec la découverte d'un joli scarabée portant une marque en cœur sur le dos. L'entomologiste l'assimila au Casanova guatémaltèque (Cyclocephala casanova) des coléoptères. Les choses se font plus osées avec cet autre Casanova australien (Pectinivalva casanovula) de chez les papillons dont le mâle présente des antennes démesurées et suggestives très appréciées des femelles. Encore plus inattendu ce coléoptère de Bornéo Isabella-Rossellini, si si, (Ptomaphaginus isabellarossellini) au pénis surdimensionné. Ah bon, l'actrice serait connue aussi pour une vie intime olé olé ? L'allusion n'est pas là, elle vaut pour les courts-métrages à succès ("Green Porno") qu'elle réalisa pour illustrer l'intense vie sexuelle des insectes.
De drôles de bestioles venues d'autres mondes font leur apparition ça et là. Le ou la Dante-Alighieri (Aligherinia), une guêpe australienne pour nous mettre en garde que, une fois tout fini et juste après la porte de l'Enfer, les damnés reçoivent les assauts de mouches et de guêpes très énervées. Le requin Iago (Iago garricki) originaire du Pacifique en souvenir du Vénitien maléfique de l'Othello de Shakespeare. L'araignée hawaïenne Quasimodo (Tetragnatha quasimodo) repoussante tout autant que l'effrayant bossu de Notre-Dame. De mystérieux noms latins aux mille pouvoirs même celui de transformer la planète en train fantôme et de nous donner de grosses frayeurs.
Quant au mot le plus époustouflant, il est italien mais aussi français mais aussi espagnol mais aussi portugais mais aussi de toutes les langues et vieux comme le monde. Il s'agit de l'Abra cadabra, juré craché c'est la vérité, une palourde du Golfe persique décrite en 1957 par un scientifique encore plus facétieux. Une manière de dire que la taxinomie est vraiment un univers magique pouvant, aussi, octroyer l'immortalité. Tiens tiens. Mais oui mais oui, pourquoi n'introduirions-nous pas un entomologiste, un biologiste dans notre entourage ? On serait très mais très aimable avec lui et il donnerait notre nom à une espèce, même mineure, même sortie des méandres d'une infecte canalisation. L'éternité, tout de même, ça ne se refuse pas !