Édition Milan

La scarpetta des jours heureux

En Italie, le sugo, la sauce, est une institution. Que faire pour ne pas gaspiller tout ce ben di Dio comme disent les Italiens, toutes « ces bonnes choses » d’après spaghettata ? Nouvelle chronique sur langue et la culture italiennes, à se lécher les babines.

saucer une sauce tomate avec du painsaucer une sauce tomate avec du pain
capture d'écran de la publicité Barilla (Youtube)
Écrit par Françoise Danflous
Publié le 28 janvier 2025, mis à jour le 30 janvier 2025

On nous l’apprend très tôt, fare la scarpetta, « saucer » son assiette avec du pain, n’est pas un geste bien reçu en société : on le sait déplacé, tout autant que les coudes sur la table ou manger la bouche ouverte. Que faire donc pour ne pas gaspiller tout ce ben di Dio comme disent les Italiens, toutes « ces bonnes choses » d’après spaghettata ? Une publicité (Barilla) et son chef deux fois étoilé (Davide Oldani) déjouent l’étiquette avec la pasta al bronzo, des pâtes étirées dans un moule en bronze pour une rugosité pouvant mieux accrocher la sauce. Les pâtes se transforment alors en pasta che fa la scarpetta comme dit le slogan italien, en pâtes qui font « saucer à l’italienne » comme dit le slogan répété en France. Bref, retour immédiat des quignons dans leurs corbeilles, les pâtes font désormais tout toutes seules. Sauf que voilà, quel que soit le subterfuge, il y a fort à parier que peu d’Italiens (et peu de Français, car nous en sommes !) renonceraient à l’exquise, secrète et soi-disant vilaine scarpetta de leur enfance !

 

 

 


Petites chaussures ou pâtes du savetier ?

Le sugo, la sauce, est une institution. La scarpetta, une tradition lui rendant hommage que l’on accomplit de tout enfant à très, voire très très âgé, dans l’intimité des cuisines familiales. Le mot signifie « petite chaussure ». Certains l’expliquent par le pain qui glisse comme une chaussure quand on sauce : à l’image, soyons poètes, de la « marche contre le vent » du mime Marceau remis en vogue par le moonwalk de Michael Jackson.  Le mot « scarpetta » pourrait être aussi un souvenir de la pasta allo scarpariello, les pâtes du savetier, une recette de Naples (spaghetti, tomate et beaucoup, beaucoup de fromage) que l’on pense composée dans les quartiers espagnols par les femmes des cordonniers (scarpari en napolitain). Elle pourrait venir d’un sud encore plus profond, du sicilien scarsetta, variante de scarsità signifiant disette et pénurie : l’homme affamé râcle comme il peut la plus infime bouchée des pitances, naturellement indifférent à tout gnagnagna gnagnagni de bienséance !

 


Scarpettare versus inzuppare

La scarpetta s’occupe des sauces. Si l’on veut imbiber ses tartines, biscuits, brioches dans une tasse de café, de thé ou de lait, on le fera avec d’autres mots et selon la région : intingere, pucciare ou bien inzuppare, qui donna la zuppetta, littéralement la « soupette ». Tiens, soupette, ce n’est pas le nom de la tranche de pain que l’on trempait dans les soupes de grand-mère ou à la campagne ? Ah, mais les mots sont des fripouilles, c’est vrai, à leurs débuts et hors de toute apparence, soupe et zuppa ne désignaient pas du tout le potage ni le bouillon ni le vin chaud mais le pain qu’on y plongeait. La langue italienne s’en souvient dans l’expression se non è zuppa è pan bagnato (littéralement : si ce n’est pas de la soupe c’est du pain trempé) pour dire « bonnet blanc et blanc bonnet », autrement dit : c’est du pareil au même. La langue française en a gardé le sens avec « trempé comme une soupe » ou encore « ivre comme une soupe » pour mouillé, détrempé, arrosé, par la pluie ou l’alcool, autant que du pain dans la soupe.

 

 

 


Une madeleine de Proust

En Italie, la zuppetta est devenue cultissime à l’écran avec « Specchio segreto », un programme de la Rai réalisé par Nanni Loy en 1964. Des sketchs selon le principe de la caméra invisible dont le plus connu s’intitule, justement, la zuppetta. Un bar à Bologne, Nanni Loy y joue un client sérieux comme un pape qui trempe et retrempe sa viennoiserie dans le café des autres. Carabosse et misère ! Les miettes et les mies bavouilleuses d’un inconnu flottant dans leur tasse, il y a de quoi mettre en colère et gros dégout les plus imperturbables ! En fait pas vraiment. Nanni Loy n’essuie pas d’insulte, pas de méchant geste. C’est comme si ces gens, tous élevés à la zuppetta (nous le sommes nous aussi), reconnaissaient un des leurs venu du fond d’eux-mêmes ; un sentiment déroutant de surprise et complicité dans les yeux, ils grimacent à peine, s’écartent du malotru, comme malgré soi, pour laisser faire. C’est exactement ça, la zuppetta, une madeleine de Proust toute mouillée ramollie mais rudement partagée, rudement sacrée !

 

L’assiette à lécher du chef Davide Oldani

Du bar de Bologne au restaurant deux fois étoilé des environs de Milan. Davide Oldani (vu plus haut dans la publicité Barilla) fait plus fort que scarpetta et zuppetta tout ensemble avec une assiette servie sans couteau ni fourchette. Une distraction du cameriere ? Du tout. Nous inviterait-on à manger avec les mains ? Pire. C’est pourtant nommé sans fioriture dans le menu mais on n’y croyait qu’à moitié : piatto da leccare, assiette à lécher, voilà tout, qui plus est en public et dans un restaurant chic et design ! Regards en coin, sourires confus, les clients lèchent avec circonspection puis délectation et bruits de slurp les surprises du chef, sauces aux herbes, à la pistache, à l’avocat. Le spectacle et l’aventure valent le déplacement. Surtout que le moment est peut-être historique : si ce piatto da leccare était en passe de devenir l’ultime scarpetta à la mode ? En passe de rendre aussi, par ricochet, la scarpetta originelle et sa cousine
zuppetta après tout pas si graves que ça et, trompettes et cotillons, finalement présentables ?

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