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Le "caffè sospeso", la tasse quotidienne du fantôme

En Italie, on entre dans un bar, on boit son café al banco, au comptoir. Et si on prononce le fatidique un caffè e un caffè sospeso, on paie sa consommation deux fois son prix. Un sésame dont profitera un inconnu démuni. Une belle histoire de générosité italienne qui s’est étendue à d’autres traditions.

deux tasses de café en porcelaine blanche sur une cafetièredeux tasses de café en porcelaine blanche sur une cafetière
Photo de Di Bella Coffee sur Unsplash
Écrit par Françoise Danflous
Publié le 15 octobre 2025, mis à jour le 16 octobre 2025

En Italie, on entre dans un bar, on boit son café bouillant al banco, au comptoir, comme font les vrais Italiens et puis, le temps d’une tasse qui équivaut à plus ou moins trois gorgées rapprochées - aïe aïe aïe, trop debout, trop rapide, trop brûlant pour nous Français, on sait, on sait, tous des chochottes ! - surtout, ne pas prononcer le fatidique un caffè e un caffè sospeso ! Sinon ? C’est la guigne assurée : on paie sa consommation deux fois son prix ! L’histoire ne s’arrête pas puisque dans l’heure, dans la journée ou celle qui suit, un inconnu, presque toujours vêtu de pauvre et souvent peu jovial, fait son apparition dans le bar réclamant un caffè sospeso en manière de sésame. C’est oui ? Alors là, l’aubaine car il reçoit un espresso fumant, ristretto ou lungo, c’est comme il veut, le consomme puis repart sans payer, l’œil plus vif et consolé. Voici la petite idée du caffè sospeso, le « café suspendu » ou « en attente », payé pour après, à l’intention d’un quidam démuni qu’on ne connaît pas et qui, déboulant de nulle part on ne sait jamais quand, touchera son hommage. Et personne ne tentera jamais de prendre la place du pauvre pour resquiller un café, pourquoi ça ? Ici, le miséreux et l’espresso sont l’un et l’autre pareillement sacrés. Le caffè sospeso, un usage d’un autre monde parti de Naples, la ville des meilleures élucubrations et des générosités les plus larges. 

Un rite originaire de Naples

La tradition voudrait qu’à l’époque des disettes, des froids et des grandes guerres, les Napolitains d’humeur joyeuse et mieux nantis aimaient offrir un café aux indigents. Que d’autres, en veine de payer leur tournée générale, finissaient entre bousculades de reconnaissance et mille mercis par régler un ou deux cafés en trop. Les redistribuait-on plus tard ? Les livres ajoutent l’étonnant récit de l'acino di fuoco. Trois petits mots qui, à notre oreille d’enfant, chantent comme le début d’un conte. Les joailliers de Naples utilisaient le mot acino, « grain » en français, comme unité d’infime mesure. L’acino d’uva, c’est un « grain de raisin », aujourd’hui plus facilement dit chicco d'uva, ou de caffè, de riso (riz), de grandine (grêle). L’acino di fuoco donc, c’est, littéralement transcrit, un tout petit bout de feu mais ô combien plus vénérable et précieux qu’une affaire de joaillier. Voilà : tôt le matin, après avoir cuit leurs derniers pains, les boulangers déposaient ce qu’il leur restait de tison dans les cours de Naples. Les habitants alentour descendaient le récupérer pour allumer les cheminées et les fourneaux de toute leur journée. Une sorte de fuoco sospeso à la fois prodigieux et prémonitoire. Le Vésuve n’est jamais loin.

Le café suspendu érigé en « Journée »

On va, on s’agite, les époques distraient ailleurs et le rite du cafè suspiso, pour le dire à la napolitaine, risquait de s’estomper même si l’acteur Totò en perpétua tout le temps le souvenir, laissant une dizaine de caffè sospeso par jour dans les bars de sa ville. En 2010, on fit trôner une énorme cafetière à l’entrée du Gambrinus, le café historique de Naples, comme la babiole d’un bon géant ayant joué à la dînette. Mais la question est sérieuse et un petit panneau l’explique : Poni qui il tuo scontrino lo riceverà chi ne ha bisogno, « mettez votre ticket de caisse ici, il sera remis à ceux qui en ont besoin ». Et pas question de laisser les touristes aller venir sans comprendre, la cafetière reporte des billets dans plusieurs langues en guise de mode d’emploi universel. Le français dit exactement ceci : « Payez un café suspendu pour ceux qui ne peuvent pas l’acheter. Mettez le ticket dans la cafetière. Le café suspendu est né au café Gambrinus en 1860 ». Pas de blablas, de poésie, on y écrit juste ce qu’il faut, clair et vite, comme une rédaction d’école élémentaire. La tradition reprit alors doucement, définitivement son allant. Jusqu’à engager le maire de Naples à inaugurer la Giornata del caffè sospeso, la « Journée du café suspendu ». Ce sera le 10 décembre. Tiens, le même jour que la « Journée des droits de l’homme ». Ah, les vérités brouillées des coïncidences !

 

deux gâteaux panettones
Photo de Les Taylor sur Unsplash


Café, pizza, panettone... Générosité à l’italienne

Un café, c’est chaud, c’est bon, mais ça remplit peu son homme, sa femme, son passant épuisé et sans le sou. À Naples et un peu partout en Italie, d’autres pensent plus loin avec le pasto sospeso ou la pizza sospesa, le gelato sospeso et, plus au nord, le panettone sospeso. En France, c’est le pain, symbole national et nourriture par excellence, qui se transforme quelquefois, ici ou là, en « baguette suspendue ». Le geste y est ; l’esprit, à moitié. C’est qu’à Naples la tazzulella de café au bar, ce n’est pas exactement du café. C’est du temps. C’est du calme. Du coude à coude au comptoir pour deviser avec un voisin de fortune sur les fumerolles du volcan, les empoignades dans les mauvais quartiers ou les yeux doux de la miss Campanie de l’année. Offrir un caffè sospeso, c’est permettre un retour éphémère et léger dans la société à celui qui l’a perdue. Ce n’est pas faire l’aumône, diable que non. D’ailleurs, à l’arrivée du bénéficiaire, le bienfaiteur, la bienfaitrice ont déjà disparu, aucun merci à personne n’est de rigueur : pas de gêne ni de vergogna plus ou moins ravalées. Un caffè sospeso ? Bien plus que de l’arabica fumant, c’est la métamorphose du pauvre, lors d’un instant qui vaut de l’or, en pareil à tout autre client du bar : uàààààà ! comme on soupire là-bas quand un miracle se fait !

 

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