Ce trait-d’union entre la France et l’Italie, un axe d’échange stratégique entre les deux pays, dissimule une véritable fourmilière. Rencontre avec Vincent Gleizal, directeur adjoint du Tunnel du Mont Blanc-GEIE, et découverte du fonctionnement d’une entreprise binationale (franco-italienne) mais aussi biculturelle.
Véritable trait-d’union entre la France et l’Italie, le Tunnel du Mont-Blanc dissimule une véritable fourmilière… Que représente-t-il, en quelques chiffres ?
Le tunnel est un ouvrage exceptionnel de 11,6 km de long, construit il y a 60 ans pour unir la France et l’Italie. Quelque 200 personnes y travaillent, dont 170 sont dédiées à la sécurité. Et environ deux millions de véhicules y transitent par an. Autres chiffres-clés à retenir : 24h/24, 7j/7, 365 jours par an, car même en cas de travaux, nos équipes sont présentes pour assurer la sécurité du tunnel et être en capacité de rouvrir si besoin, comme cela a été le cas début septembre lors de l’incident survenu sur un autre axe stratégique à la frontière franco-italienne, le Fréjus.
Le tunnel représente un axe d’échange stratégique pour la mobilité des personnes et des marchandises, entre la France et l’Italie, mais aussi en Europe. Comment se compose le trafic au quotidien ?
Environ 6.000 véhicules circulent chaque jour dans le tunnel du Mont-Blanc dont 30% de poids lourds, soit environ 1.500, et quasiment 3.000 durant la période de fermeture du Fréjus début septembre. Les particuliers représentent 70% du trafic, environ 3.500 véhicules par jour. Parmi eux, très peu sont des transfrontaliers, il s’agit surtout de vacanciers ou d’une clientèle loisirs.
L’incendie survenu en 1999 a marqué les esprits. Comment est assurée la sécurité du Tunnel du Mont-Blanc depuis ?
Nous avons notre propre service de première intervention, composé de 80 pompiers, répartis sur trois postes (un à chaque extrémité et un au centre), et garantissant une capacité d’intervention en trois minutes pour le premier véhicule. Nous comptons également 36.000 points de contrôle actifs en permanence à l’intérieur du tunnel. Cela représente 36.000 mesures par seconde, enregistrées par notre système informatique pour s’assurer de la sécurité dans le tunnel et du bon fonctionnement des équipements. C’est une machinerie absolument gigantesque !
Début de fumée, variation de température significative…. Toute anomalie est détectée automatiquement et ainsi portée à l’attention des opérateurs. Au moindre doute, nous agissons : nous fermons le tunnel, arrêtons la circulation et contrôlons que les usagers sont en sécurité. Ce qui génère des bouchons…
Outre la technologie de pointe, il existe des règles de sécurité auxquelles il est impossible de déroger. Par exemple, les barrières de péage ne s’ouvrent pas une fois que l’usager a payé mais uniquement lorsque la précédente barrière s’est fermée. Cela permet d’une part de garantir le maintien des distances, et d’autre part de ne jamais dépasser le nombre de véhicules maximum à l’intérieur du tunnel.
Conformément à une directive européenne de 2004 portant sur la sécurité des tunnels, née de l’analyse des causes de la catastrophe de 1999, tous les tunnels d’Europe sont aujourd’hui soumis à une réglementation assez stricte.
Parmi les anomalies enregistrées, quelles sont les situations les plus courantes ?
Quelques-uns ne respectent pas les distances, d’autres la vitesse, d’autres doublent également, mettant gravement en danger la sécurité dans un endroit étroit et clos comme le tunnel. Tous ceux qui ne respectent pas les règles de sécurité sont automatiquement détectés grâce aux 350 caméras installées dans le tunnel…. Et accueillis à leur sortie pour être verbalisés !
L’anomalie la plus fréquente est la panne d’un camion. Les poids lourds sont aujourd’hui dotés d’un GPS, qui doit être désactivé par le conducteur au moment d’entrer dans le tunnel. En cas d’oubli, le GPS perd le signal, et considère que le camion est volé, mettant alors le véhicule à l’arrêt. Or pour sortir un camion en panne du tunnel en suivant l’ensemble des protocoles de sécurité, cela nécessite près d’une heure de fermeture du tunnel.
Et les plus cocasses ?
Si certaines situations peuvent porter à sourire, toutes auraient pu s’avérer dangereuses. Certains usagers s’arrêtent pour soulager des besoins vitaux, d’autres pour pique-niquer lorsqu’il pleut de chaque côté, voire même pour un câlin amoureux. Dans un autre registre, une dame a même licencié son chauffeur alors qu’elle traversait le tunnel, l’y laissant à l’abandon !
Tout ce que nous sommes aujourd’hui d’un point de vue organisationnel est la conséquence de la catastrophe de 1999.
Le GEIE est né à la suite de la catastrophe de 1999 afin d’assurer une exploitation unitaire du tunnel. Concrètement, comment la coopération transnationale entre les entreprises est-elle facilitée ?
Tout ce que nous sommes aujourd’hui d’un point de vue organisationnel est la conséquence de la catastrophe de 1999, et provient de l’analyse des causes. Nous vivons uniquement pour la sécurité des usagers, afin qu’aucun événement de ce type ne se reproduise.
Le Tunnel du Mont-Blanc est géré par une structure unique d’exploitation, qui a été constituée parallèlement à la mise en œuvre du programme de réhabilitation et de modernisation du tunnel, achevé en 2002. Il s’agit d’une structure franco-italienne de droit communautaire, dont les premiers statuts ont été déposés par ATMB (Société concessionnaire autoroutière du tunnel pour la partie française) et SITMB (Société concessionnaire autoroutière du tunnel pour la partie italienne). Le 1er mars 2022, sa dénomination a été modifiée en Tunnel du Mont Blanc - GEIE (TMB-GEIE). La gouvernance du Tunnel du Mont Blanc a aussi changé en février 2022. Auparavant, le directeur général changeait tous les 36 mois, alternant un français et un italien, qui était alors épaulé par un directeur adjoint soit italien soit français. Les décisions se prenaient à la majorité. Aujourd’hui, je suis le premier et le seul salarié du GEIE qui ne dépend ni du concessionnaire français (ATMB), ni du concessionnaire italien (SITMB). Cette nouvelle gouvernance incarne ce que le tunnel a toujours voulu être, à savoir la somme des deux.
Le GEIE, gestionnaire unique de cet ensemble complexe, tant d’un point de vue sécuritaire, technique que culturel, fait que tout fonctionne. Mais il faut être vigilant : comme dans un couple, il est nécessaire d’entretenir la flamme.
L’une des causes identifiées à l’issue de la gestion de l’incendie, étaient les difficultés de communication entre Français et Italiens.
En effet, le tunnel est géré par une entreprise binationale (franco-italienne), qui est donc aussi biculturelle dès lors que les équipes sont constituées de Français et d’Italiens. Comment se passe la collaboration ?
L’une des causes identifiées à l’issue de la gestion de l’incendie, étaient les difficultés de communication entre Français et Italiens. C’est ainsi que le bilinguisme a été instauré pour tous les collaborateurs, avec des niveaux exigés selon les postes et les enjeux qui y sont liés.
Au-delà de la langue, le challenge est de réussir à comprendre l’autre. Pour cela, nous travaillons beaucoup sur le biculturalisme. Des cycles de formations en interculturalité et en management interculturel sont organisées par un expert, Annie Rea, afin de permettre à nos équipes de déchiffrer les différences, souvent subtiles, voire de démystifier d’éventuelles incompréhensions.
Le paramètre essentiel est de jouer sur la complémentarité.
Les méthodes de travail sont différentes, les méthodes de management également, mais la complémentarité entre Français et Italiens se démontre extrêmement efficace. Par exemple, en gestion de crise, le manager italien est généralement très performant pour trouver des solutions rapidement, les tester et les mettre en œuvre. Le Français est quant à lui parfois bloqué dans les situations de crise, alors qu’il apportera beaucoup dans les phases de préparation et d’anticipation.
Ces formations sur le biculturalisme développent plusieurs aspects, et s’orientent notamment sur le principe d’équité. C’est le facteur-clé de succès du bon fonctionnement de nos équipes.
Au-delà de la culture, la difficulté de base est la différence du droit du travail entre la France et l’Italie. La création du GEIE a érigé l’égalité comme élément essentiel d’un point de vue de ressources humaines. Le GEIE s’est ainsi aligné sur le temps de travail : les Français travaillent 40h, comme les Italiens. Mais cette égalité est limitée dans la mesure où elle génère des récupérations et donc d’éventuelles jalousies. Les formations dans ce domaine également s’avèrent donc essentielles pour approfondir le principe d’équité. En transparence et avec pédagogie, nous parvenons à faire tomber les barrières.
Construit il y a 60 ans, le tunnel du Mont-Blanc est le plus vieux de sa génération. En quelle état de santé se trouve-t-il aujourd’hui ?
Nous réaliserons environ 50 millions d’euros d’investissements par an pour refaire une beauté au tunnel dans les deux années à venir, a minima. Les travaux ne concernent pas tant la sécurité, mais l’entretien normal d’un bâtiment de cet âge.
Rappelons que le tunnel est construit dans le granit, il subit donc peu de mouvements géologiques. En revanche, il y a énormément d’eau, qui abîme le béton. Cela ne pose néanmoins pas de problème structurel puisqu’il s’agit de l’habillage.
Nous intervenons également très régulièrement sur le renouvellement des équipements de sécurité, absolument essentiels.
Le tunnel du Mont-Blanc a entamé une série de profonds travaux le 16 octobre 2023. Pouvez-vous revenir sur ces opérations de maintenance et de rénovation ?
A la demande du comité sécurité, nous devons réaliser des travaux d’entretien sur la partie infrastructures. C’est le premier tunnel à devoir entreprendre des travaux de rénovation de cette ampleur. Nous avons commencé par la dalle de roulement en 2019, des travaux que nous sommes capables de faire de nuit afin de limiter l’impact pour les usagers. Les travaux de la voûte, nécessitent en revanche la fermeture pendant plusieurs semaines.
Nous testons ici une méthodologie particulière - 600 mètres l’année prochaine et 600 mètres l’année suivante - que l’on appliquera en totalité ou en fonction des besoins sur le reste du tunnel. Cette méthodologie engendre une fermeture de 3 mois en 2024 et une fermeture de 3 mois en 2025 en complément de la fermeture actuelle de 9 semaines qui nous permettent de réaliser des travaux sur la dalle.
L’analyse précise de l’état de conservation de cette voûte nous permettra de proposer des solutions techniques en fonction des niveaux de dégradation. Pour l’heure donc, nous ne pouvons dire la nature des travaux, ni annoncer un calendrier précis des fermetures au-delà de 2025.
Le tunnel a un rôle économique très important et l’impact des fermetures programmées, tant sur le tourisme que sur les exportations, est donc très appréhendé….
Nous avons bien conscience de l’impact que ces fermetures ont sur les vallées avec des avis divergents de part et d’autre, et au sein même de chaque vallée. Il est donc dur de contenter tout le monde. Nous sommes conscients que les acteurs économiques, les restaurateurs côté Val d’Aoste notamment, seront pénalisés par ces fermetures. Il est évident que si nous avons la capacité d’accélérer, nous le ferons dans l’intérêt de tout le monde.
La récente fermeture du Fréjus aux poids lourds, a incité l’Italie à réaborder un sujet qui lui est cher, à savoir le doublement du tunnel du Mont-Blanc. Qu’en pensez-vous ?
Cette fermeture était une occasion pour l’Italie de contraindre l’Etat français à les écouter, ce qui est sans doute un début pour l’Italie.
Au-delà de ce sujet, qui est politique, je tiens à souligner que l’ensemble des équipes du Tunnel du Mont Blanc a fait preuve de réactivité suite à l’éboulement qui a endommagé l’A43 fin août, engendrant la fermeture du Fréjus aux poids lourds. Nous avons aussitôt décalé de deux semaines la fermeture du Tunnel du Mont Blanc qui était prévue pour travaux depuis longue date. Alors que les équipes étaient démobilisées, soit en congé, soit en formation, potentiellement en activité partielle, après une période estivale dense. Nous avons réorganisé les tours de service, remis aux péages d’anciens péagers qui travaillent désormais dans les bureaux (dont un juriste, un RH), certains ont annulé leurs congés… L’adaptabilité de tous, nous a permis d’assurer notre mission de service public, à savoir garantir la circulation des biens et des personnes entre la France et l’Italie.