Derrière la carte postale ensoleillée de l’Espagne, une réalité plus complexe se dessine : discriminations invisibles, privilèges silencieux, écarts de traitement selon les origines. Dans ce texte personnel, Leila Ajjarif raconte son cheminement — de son regard de Parisienne à son expérience professionnelle en Espagne — pour interroger les stéréotypes, dénoncer les inégalités et rappeler l’importance de la bienveillance. Un récit sensible sur ce que signifie réellement vivre ensemble, au-delà des clichés.


Je dois l’avouer, cet article m’a demandé du temps. Je me suis retrouvée à plusieurs reprises obligée de le réécrire. Réécrire pour reformuler encore. Je voulais aborder ce sujet délicat de la manière la plus juste, sans tomber dans les clichés. Je ne sais pas comment il sera perçu par les lecteurs. Je peux seulement préciser que je l’ai écrit avec la volonté de sensibiliser, en m’appuyant sur des expériences ancrées dans le monde qui nous entoure.
L’Espagne, terre de tapas, de longues plages et d’un soleil si généreux qu’il ferait bronzer n’importe qui. Voilà la carte postale idyllique, ou les belles idées reçues que l’on aime entretenir dans l’imaginaire collectif. Mais peu vous parleront d’une réalité moins radieuse : l’incapacité des jeunes à se loger dans le centre de Madrid, des salaires bas qui limitent l’épargne et l’accès à la propriété, tandis que les achats immobiliers par des étrangers disposant d’un fort pouvoir d’achat ne cessent d’augmenter. Sans oublier les discriminations, dont on parle encore trop peu.
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L’utopie d’une Espagne sans discrimination
J’aimerais dire qu’elles sont inexistantes en Espagne, que le soleil égaye les cœurs et ramène chacun à la raison, mais ce serait une utopie. Je doute qu’il existe un seul pays au monde où le nuage de la discrimination n’apparaisse pas. La tendance mondiale actuelle montre même l’inverse : des pensées longtemps enfouies, parfois extrêmes, refont surface, et les mouvements populistes — justifiés par un discours de patriotisme et d’amour de la nation, que nous autres citoyens du monde n’éprouverions pas — gagnent du terrain.
J’ai toujours pensé que la stigmatisation d’un groupe relevait d’un complexe d’infériorité ou d’une frustration dirigée, plus largement, contre tout ce qui représente l’altérité. Et, de manière plus réductrice encore, qu’elle consiste à rendre un groupe responsable de nos maux dans les différentes sphères de la vie : pointer quelqu’un du doigt rend le quotidien plus supportable, parce que l’ennemi devient identifiable, plutôt que d’affronter des problèmes sociétaux et structurels bien plus profonds.
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Un autre visage de l’immigration
Je l’ai sans doute observée avec mon regard de Parisienne, mais il m’a fallu du temps pour comprendre la diversité culturelle en Espagne. Quand on a grandi à Paris, exposé à une grande richesse et mixité culturelles, on réalise vite que l’on ne peut pas appliquer le même schéma ici. La France a été — et demeure — une terre d’accueil pour de nombreuses vagues migratoires, à la fois issues de son histoire coloniale et d’arrivées plus récentes.

En Espagne, l’immigration et la représentation sont d’une autre nature. En raison de l’héritage colonial et de la langue, les populations d’Amérique latine y sont très présentes, une présence qui s’est encore renforcée au cours de la dernière décennie, à la suite des crises politiques et économiques dans plusieurs pays, notamment le Venezuela, le Pérou ou l’Argentine. La communauté marocaine est elle aussi fortement implantée, du fait de l’histoire qui unit les deux pays.
Et puis, plus récemment, une nouvelle vague migratoire a émergé : celle des Européens et Nord-Américains venus s’installer en Espagne. J’ouvre ici une parenthèse linguistique, car les mots comptent. J’ai remarqué que lorsque l’on évoque ces arrivées-là, on parle spontanément « d’expatriés », tandis que les migrations en provenance des pays dits du Sud sont immédiatement qualifiées « d’immigrés », un terme souvent chargé négativement.
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Or, si l’on revient à la définition stricte d’« expatrié », il s’agit d’une personne envoyée dans un autre pays par une entreprise de son pays d’origine, pour une durée déterminée. Cette réalité a d’ailleurs beaucoup évolué : les contrats d’expatriation ont peu à peu été remplacés par des contrats locaux, puis par une simple installation individuelle, sans avantages particuliers et sans idée précise de retour. J’insiste sur ce point, car il remet toutes les formes d’immigration sur un pied d’égalité : quelles que soient leur origine ou leurs conditions, chacun aspire à vivre et travailler dans le pays où il se sent bien. Fin de la parenthèse.
Pour toutes ces raisons, le paysage démographique espagnol a profondément changé — et continuera d’évoluer dans les années à venir.
Les premiers pas
En apparence, les communautés vivent en harmonie et il n’existerait ni inégalités ni discriminations. Mais cela relève de l’utopie : prétendre le contraire serait absurde. J’ai compris les mécanismes de stigmatisation en Espagne à travers différentes étapes de ma vie.
L’une de mes premières confrontations remonte à quelques années, dans le cadre professionnel, alors même que je couvrais l’Espagne depuis Paris. Je travaille dans les Ressources Humaines, notamment dans le recrutement. Depuis plus de dix ans, je recrute pour plusieurs pays et j’ai eu l’occasion de travailler sur différents continents. Depuis longtemps déjà, je couvre l’Europe du Sud.
Pour ce premier exemple, j’étais en train de recruter de jeunes diplômés pour une entreprise internationale, et l’Espagne faisait partie de mon périmètre. Le contexte était particulier : les Espagnols de « la génération crise » n’étaient pas encore revenus de leur exode vers d’autres pays européens — France, Royaume-Uni, Pays-Bas, Allemagne — et l’Espagne avait donc besoin de talents. Parallèlement, de nombreux étudiants d’Amérique latine arrivaient en Espagne pour compléter leur formation dans les meilleures écoles de commerce.
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En tant que responsable recrutement, ma priorité a toujours été la même : recruter des talents, sans distinction d’origine. Pourtant je me souviens très bien d’un appel de la DRH Espagne, un jour, pour me dire que je recrutais « un peu trop » de profils venus d’Amérique latine. J’aimerais dire que cet épisode fut isolé, mais ce serait faux. Dans un autre grand groupe français, c’est cette fois la RRH France qui, sous le regard médusé du directeur marketing, m’a glissé que je présentais « un peu trop souvent » des profils étrangers. Dans les deux situations, j’ai répondu la même chose : je ne recrute pas des nationalités, mais des talents. Dans les deux cas, on a tenté d’adoucir le propos, de l’enrober d’humour. Pas avec moi. Et surtout pas sur un sujet pareil.
Mais revenons-en au sujet principal. Car même si cet épisode m’a offert un premier aperçu, je ne vivais pas encore en Espagne : je n’avais pas encore pu observer ces réalités de l’intérieur.
La confirmation
À mon arrivée en Espagne, je dois reconnaître que l’installation a été relativement simple. L’administration n’est pas parfaite, mais tout s’est déroulé sans encombre pour moi… parce que je possède le « bon » passeport. J’en ai vraiment pris conscience en rencontrant, dans des contextes amicaux ou professionnels, des personnes venues d’autres pays. On réalise alors qu’avoir un passeport Schengen est une chance immense : beaucoup affrontent des démarches interminables et des obstacles administratifs, alors même qu’ils vivent ici depuis des années.

Puis il y a ce que l’on ne peut pas toujours prouver, mais que l’on sait exister : les écarts de salaires selon les nationalités. Les profils européens sont fréquemment mieux rémunérés que des profils équivalents venant d’Amérique latine. On entend souvent dire que les Colombiens constituent une main-d’œuvre à bas coût, suivis des Péruviens et des Vénézuéliens. Je n’ai pas de données statistiques pour confirmer ces affirmations, mais je ne suis pas naïve. Je sais que l’Espagne n’a rien d’un cas isolé : ces mécanismes discriminatoires se retrouvent ailleurs, en France notamment. Je peux en témoigner : je suis la fière fille d’un de ces milliers de mineurs venus travailler honorablement dans le nord de la France en 1962.
Je pourrais aussi évoquer la situation de l’une des agentes d’entretien prestataires dans l’entreprise où je travaille : malgré plus de vingt ans en Espagne, elle cumule trois emplois pour vivre dignement.
En écrivant tout cela, je me demande si mon article ne manque pas de cohérence. Mais je tenais à souligner combien notre propre expérience de la vie en Espagne peut être privilégiée. Et lorsqu’on bénéficie de privilèges, on a le devoir d’en avoir conscience, de ne pas s’en prévaloir, et d’utiliser sa position pour porter la voix de celles et ceux qui n’en ont pas.
À mon niveau, en tant que professionnelle des Ressources Humaines, cela signifie s'assurer que personne ne soit discriminé, pour quelque raison que ce soit.
L’éveil des consciences
Face à la montée de VOX et de ceux qui appellent à la stigmatisation des « moros » — terme péjoratif utilisé pour désigner les personnes d’origine marocaine — ou de toute autre communauté, on observe heureusement un contre-mouvement. Beaucoup, notamment parmi les jeunes générations, s’indignent de ces différences de traitement et de ces préjugés constants.
Quand on entend certains vouloir restreindre la liberté de culte des uns, ces voix répliquent qu’il faudrait alors, par cohérence, mettre fin aux processions de la Semana Santa. Mais dans un pays majoritairement catholique, beaucoup comprennent que la foi et la liberté de la pratiquer doivent rester inébranlables — clin d’œil aux interprétations partiales du principe de laïcité et de la liberté religieuse.
Un autre exemple marquant est celui de cette députée racontant l’histoire de sa grand-mère, pétrie de préjugés et terrifiée à l’idée d’avoir des voisins d’origine marocaine… jusqu’au jour où ces mêmes voisins lui ont spontanément proposé leur aide pour porter ses courses, puis lui ont offert des repas. Ses peurs sont alors tombées d’un coup.
Et c’est peut-être cela dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, dans cette période difficile que nous traversons : de la bienveillance et de l’empathie. Chacun affronte des difficultés, quels que soient son statut, sa situation personnelle ou ses privilèges. Mais plutôt que de tomber dans le piège de blâmer l’autre pour nos maux, ou de détourner le regard tant que cela n’affecte pas notre confort, il est essentiel d’agir — même modestement — à notre échelle.
Car ce sont souvent les petits gestes qui amorcent les grands changements. Et, au fond, nous aspirons tous à la même chose : vivre dignement, et non pas simplement survivre.
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