Dans cet édito, Leila Ajjarif s’interroge sur le régionalisme en Espagne, trop souvent ramené aux seuls débats politiques en Catalogne ou au Pays basque. À travers son expérience personnelle et son regard d’expatriée, elle explore comment langues, héritages et fiertés locales façonnent des identités multiples et un sentiment d’appartenance.


Un pavé dans la mare d’un sujet controversé, tant en Espagne que de l’autre côté des Pyrénées. Le but n’est pas d’en faire une analyse politique, mais plutôt de partager un regard différent sur la question du rapport à l’identité.
Quand on pense au régionalisme en Espagne, on pense très souvent à la question catalane ou basque. De facto, cela traduit une vision du régionalisme dans sa forme la plus extrême, avec les velléités indépendantistes qui y sont associées. Pourtant, cette question ouvre un autre débat, ou du moins une réflexion, sur l’identité et l’héritage culturel.
De manière générale, les Espagnols aiment leur pays et ne s’en cachent pas. En témoignent les drapeaux que l’on aperçoit très souvent aux balcons ou aux fenêtres des immeubles. De l’autre côté des Pyrénées, on fait preuve de davantage de pudeur, ne brandissant les drapeaux qu’à l’occasion de grands évènements sportifs — la discrétion étant le plus souvent de mise.
Mes premiers pas avec le régionalisme en Espagne
Ma première expérience avec le régionalisme a eu lieu en 2016, lors de mon premier séjour à Barcelone, avant même que je ne projette de m’installer en Espagne. Mes premières impressions, je dois l’avouer, étaient alors mitigées. Ce n’était pas mon premier séjour en Espagne, et pourtant cette expérience fut très différente. J’avais trouvé le Barcelonais froid, et le fait qu’il mette sans cesse en avant le catalan, ainsi que les nombreux drapeaux flottant sur la ville, m’avait laissée pensive.

Un exemple : attablée en terrasse avec une amie et souhaitant consulter le menu, le serveur nous demande s’il doit nous l’apporter en anglais. Toutes deux hispanophones, nous lui répondons qu’il peut nous l’apporter en espagnol. Grave erreur : le serveur me corrige en précisant qu’ils n’a le menu qu’en castillan ou en catalan. Dans le fond, il avait raison, mais le besoin de nuancer ainsi surprend, puisque pour la majorité des hispanophones parler espagnol revient à parler castillan. Naturellement, cette première expérience — liée au contexte politique des dernières années — avait de quoi échauder.
Pourtant, lors de mon installation en Espagne quelques années plus tard, j’ai souhaité échanger avec des locaux pour avoir leur point de vue. Beaucoup mettaient en avant l’aspect historique, notamment l’empreinte laissée par la lutte contre la dictature franquiste ; d’autres insistaient sur l’aspect économique. La Catalogne étant l’une des régions les plus prospères du pays, le sentiment de devoir soutenir d’autres régions plus touchées par le chômage (notamment l’Andalousie) accentue cette impression.

Une photo, une histoire : l’Espagne dans les yeux des expatriés
Une perception changée
Nous voilà en 2025, et ma vision a naturellement évolué depuis 2016. Fort heureusement, car vivre dans un pays étranger change notre perception avec le temps, en même temps que le regard que l’on porte s’ouvre et s’alimente de nouvelles expériences.
La meilleure exposition que j’ai eue au régionalisme fut dans le cadre professionnel. L’un des avantages de vivre à Madrid est qu’en tant que capitale, la ville concentre une grande diversité culturelle : au final, il y a très peu de « vrais » Madrilènes. En fréquentant mes collègues, j’ai découvert les différentes régions et la fierté que chacun éprouve pour son pueblo et son folklore : Galice, Asturies, La Rioja, Pays basque, Andalousie, etc.
En quatre ans de vie à Madrid, j’ai eu l’occasion de voyager et d’explorer plus en profondeur certaines de ces régions. Mais c’est en Catalogne que l’empreinte du régionalisme m’a paru la plus marquée. J’ai visité Girona, Cadaqués, Tarragone… Et à chaque fois, contrairement à mon expérience à Barcelone, ma perception fut différente. Entendre parler catalan ne m’a pas semblé déplaisant, bien au contraire. Je ne l’ai pas perçu comme une revendication identitaire forte, mais plutôt comme une manière d’embrasser un héritage et un folklore. Et cela a fait écho à ma propre histoire.
Pourquoi les Français aiment tant l’Espagne ?
Se reconnaître dans les régionalismes
Je suis une Parisienne pur jus, née et élevée à Paris, donc parisienne de pura sepa, en théorie. Mais je suis née de parents marocains, avec un héritage riche, arabo-berbère. Pourtant, longtemps, j’ai eu le sentiment de devoir cacher cet héritage : à différentes étapes de ma vie, on me renvoyait sans cesse à mes origines, sans accepter que je puisse être simplement française, sans complément. En découlait un besoin de validation, comme si la légitimité de fait ne s’appliquait pas à moi.
C’est un biais que j’ai aussi perçu en Espagne. Lorsque je me présentais, je disais presque automatiquement : « Je suis française d’origine marocaine ». Jusqu’au jour où une amie espagnole m’a fait remarquer : « Tu es née en France, donc tu es française. » J’ai mis du temps à comprendre cet automatisme et à m’en libérer, non par rejet, mais par besoin d’émancipation.
Entendre mes amis ou collègues parler avec fierté de leurs pueblos et de leur folklore m’a rendue à la fois envieuse et pensive. Finalement, j’ai grandi moi aussi avec plusieurs langues : le français, l’arabe et le berbère. Cela ne m’a pas empêchée, avec ma sœur, d’apprendre le latin jusqu’au bac — une langue morte certes, mais qui nourrit la richesse de la langue française. Ces langues d’origine ont-elles supplanté ma langue maternelle ? Absolument pas. Elles se sont même rétro-alimentées grâce à l’apprentissage d’autres langues latines.
D’où ma réflexion : pourquoi est-on si réfractaire à la pluralité de langues ou de cultures dans un même pays ? Pourquoi l’unité nationale devrait-elle se réduire à une seule langue et une seule culture ? Pourquoi la connaissance d’une langue régionale devrait-elle être perçue comme du communautarisme ? Alors qu’on salue volontiers le bilinguisme — notamment la maîtrise de l’anglais — pourquoi ne pas valoriser la connaissance d’une langue régionale ?

Lo que se hereda no se hurta
Cette expression, qui signifie « Ce qui est hérité n’est pas volé », prend alors tout son sens. Si l’on hérite d’un bagage culturel et linguistique, pourquoi devrait-on s’en affranchir ou y renoncer ? Ce bagage forge notre individualité et peut l’enrichir. Une langue ou une culture ne supplante pas une autre : elles peuvent coexister, voire donner naissance à une troisième.
Mais dans un monde conformiste, on tend parfois à mélanger croyances limitantes et idée du « bien commun », en prétendant que l’intégration passe nécessairement par des concessions ou des renoncements. Le régionalisme est alors souvent présenté sous ses formes les plus extrêmes. Je pense que ces deux approches — l’extrême comme le rejet — sont erronées. Trouver un point d’équilibre est possible, et il est temps de mettre en avant les bienfaits de la coexistence et l’importance de l’héritage culturel.
C’est uniquement en créant de tels ponts que l’on pourra éviter des sociétés fracturées.
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