Raphaël Blum, dont les photos sont actuellement exposées à la Galerie du 10 de l’Institut français de Madrid, nous montre une image unique et diverse de l’Amérique latine actuelle. "La photographie est pour moi un outil relationnel qui me permet de créer du lien et qui m’autorise à approcher les autres", explique-t-il.
L’institut français de Madrid vient juste d’inaugurer le 29 octobre 2020, votre exposition intitulée : "Ángeles, Mariposas y Vagabundos". Cette série d’images représente un travail réalisé pendant une période de 12 ans. Quelle est l’origine de cette exposition ? En quoi est-t-elle importante pour vous ?
Lorsque l’Institut français de Madrid a choisi de présenter mes travaux sur l’Amérique latine, nous avons réfléchi à mettre en valeur certains types de la scène urbaine, souvent marginalisés, comme la population LGBT, les personnages excentriques, mais aussi les « papillons » ces jeunes femmes qui affichent un goût prononcé pour la couleur ou pour toute forme d’extravagance. Cette exposition donne un aperçu de mon travail réalisé en Amérique du Sud depuis le début des années 2000 et permet d’en percevoir la cohérence.
Quelles sont vos préoccupations et quels sont vos centres d’intérêts en tant que photographe ?
Je suis sensible au monde qui m’entoure, et donc aux autres et en particulier à l’image qu’ils véhiculent. La photographie est pour moi un outil relationnel qui me permet de créer du lien et qui m’autorise à approcher les autres. L’acte photographique doit être une expérience réciproque où celle ou celui qui fait l’objet de l’attention du photographe conserve sa part de liberté, dans ce qu’il souhaite montrer, comme dans la posture qu’il adopte.
Je crois que je cherche à partager avec les personnes une expérience que seule la photographie permet. Depuis quelques temps j’ai également commencé à collecter des portraits dans le cadre de manifestations sociales et culturelles comme les parades costumées en Asie du Sud-Est ou les Marches des Fiertés à Paris, qui s’apparentent à des carnavals et qui sont l’occasion pour les participants de s’émanciper de certaines contraintes sociales. Je m’intéresse en priorité à ceux qui prêtent allégeance à la liberté. Car être libre est une chose difficile, qui n’est jamais acquise, et qui demande beaucoup de courage. Mais le désir de liberté est inhérent à la nature humaine et donc légitime.
J’ai rencontré beaucoup de personnes excentriques au cours de mes voyages et de mes errances, au Brésil en particulier. Ces personnes avaient souvent l’apparence d’acteurs de théâtre, de personnages de fiction à l’allure don quichottesque. Mais ils étaient bien réels et avaient choisi de vivre ainsi, avec la forme que leur imaginaire leur avait dictée. Leur existence prend alors une voie qui s’apparente à celle de l’art. Photographier ces personnes est une façon de les reconnaître et de les apprécier pour leur singularité. Les acteurs ont besoin d’un public et d’admirateurs. J’en fais partie.
La composition de vos portraits dialogue avec les autres pratiques artistiques telles que l’architecture, la sculpture, la poésie, l’histoire de l’art et l’urbanisme entre autres et, en même temps, vos images parlent de la réalité politique, sociale et culturelle de l’Amérique latine. Quel est le dénominateur commun de toutes vos images ?
Je ne sais pas s’il y a un dénominateur commun à l’ensemble de mes portraits. Mais l’idée initiale était effectivement de mettre en relation les personnes avec les lieux dans lesquels je les rencontre et où elles transitent. En Amérique latine, il est souvent possible de lire l’histoire d’un peuple dans l’environnement urbain. Les murs de Buenos Aires sont le miroir de l’histoire de l’Argentine, pas de l’histoire officielle, mais de celles des hommes, qui y expriment souvent avec beaucoup de poésie et d’éloquence, leur colère, leur désespoir, leur rêve. Les messages politiques, les revendications sociales cohabitent avec les déclarations d’amour. Les personnes que je photographie prennent place dans cet environnement qui parle toujours pour elles. C’est pourquoi elles sont les témoins d’une histoire. En collectant ces portraits durant une période relativement importante, j’ai le sentiment d’avoir partagé un peu leur histoire, et d’avoir peut-être aussi contribué à l’écrire.
Comment réussissez-vous à établir une relation égalitaire entre vos modèles et vous sans tomber dans le piège de l’exotisme par rapport à l’Occident ?
Avec le temps j’ai pris l’habitude de voir l’homme derrière le costume. Je m’adresse toujours aux personnes que je rencontre, dans leur langue. Il m’est indispensable de connaitre la langue des personnes que je photographie, ne serait-ce que des rudiments. La parole précède toujours la rencontre. De cette façon je me situe sur le même plan que mes modèles. L’exotisme m’intéresse particulièrement, mais naturellement pas pour les clichés qu’on lui associe. L’exotisme renvoie à question de la différence.
Qu’est-ce que représente l’Amérique latine pour vous ? Pouvez-vous nous décrire son identité multiple à travers de vos images ?
J’ai fait mon entrée en Amérique du Sud, à la fin du 20e siècle, alors que Pinochet défilait encore dans les rues de Santiago du Chili, et que les milices péruviennes contrôlaient les rares bus s’aventurant dans la Cordillère des Andes, avec la menace d’une prise d’otages par les guérilleros du « Sentier lumineux ».
L’Amérique latine m’a alors séduit pour sa proximité avec l’Ancien Monde, l’Europe, tout en étant très différente. Le fait d’être Européen en facilite la compréhension. Mais l’Amérique Latine représente toujours le Nouveau Monde, c’est-à-dire un monde où les choses continuent à se construire, à se penser et à se rêver. Ce qui est très important et très stimulant pour un artiste. Brasilia, la capitale du Brésil a été fondée en 1960. L’architecture de Niemeyer est totalement déroutante, elle ne s’inscrit dans aucune tradition européenne. Dans ce paysage lunaire on a alors le sentiment de se trouver au commencement de quelque chose et d’avoir un horizon qui s’ouvre. C’est très étrange. De l’autre côté de l’Atlantique, l’Europe ressemble davantage à un musée au paysage urbain et culturel déjà établi.
Après avoir parcouru presque tout le continent sud-américain, j’ai aujourd’hui la conviction que le rêve de Simon Bolivar s’est d’une certaine façon réalisé. L’Amérique du Sud est bien une, par la langue (l’espagnol et le portugais sont très proches) et par sa culture latine. Peu importe les nations. A l’échelle de l’Amérique, elles ne sont que des provinces. Cette exposition s’efforce aussi de mettre en lumière cet aspect.
Ceux que j’ai dénommés les "vagabonds", sont en réalité les citoyens d’un continent et non d’un pays. Ils s’apparentent à la figure du « viator mundi » le pèlerin du monde, qui a choisi pour demeure le vaste monde, consacrant sa vie à le parcourir.
Martina qui passait ses journées à s’initier à l’étude du violon sur la Place d’Iquique au Chili était originaire de Buenos Aires, Victoria qui posait dos au théâtre de Manaus, le corps recouvert de motifs géométriques venait du Venezuela, et Avigail qui travaillait pour la boucherie Kar d’Arica, sur la côte pacifique du Chili, traversait régulièrement les deux côtés de la Cordillère depuis Cochabamba en Bolivie. En Amérique du Sud les connections et les liaisons sont multiples, elles favorisent la circulation des personnes, facilitent les rencontres et les échanges.
C’est pourquoi les vagabonds sont également proches des papillons qui circulent librement et qui n’appartiennent à aucune nation.
Un grand nombre de vos images sont prises aux coins de rues. Pourquoi choisissez-vous cette mise en scène pour la composition de vos images ?
Je photographie généralement les personnes là où je les rencontre, c’est-à-dire dans la rue. La rue est une scène de théâtre, et les passants sont les acteurs. J’aime les mettre en scène, et ils le font naturellement avec plaisir.
La mise en forme que j’ai choisie (pour mes suites urbaines en particulier) – généralement en pied et face à l’objectif – permet de situer les diverses personnes sur un même plan, quelle que soit leur origine sociale, leur sexe, ou leur âge, et ainsi de les considérer comme égaux, de surcroît dans un espace public qui appartient à tous. Mais ce mode opératoire n’est pas systématique. J’aime aussi me rapprocher de mes modèles et oublier l’espace dans lequel ils se situent, pour mieux les apprécier.
Existe-t-il une véritable singularité des êtres humains ?
Tous les êtres humains sont différents. C’est ce qui est passionnant. Chaque être est unique, comme une œuvre d’art.
Si mes photos présentent un aspect documentaire, elles mettent aussi en scène des personnes qui, le temps de l’échange photographique, prennent parfois certaines libertés, comme celle de dévoiler leur corps, pour mettre en lumière un bijou, un dessin ou plus fréquemment un tatouage inscrit sur leur épiderme qui se laisse appréhender comme une signature. J’ai toujours ressenti dans ce dévoilement du corps un désir d’accorder une valeur essentielle au principe de plaisir qui va également de pair avec la liberté. Je suis heureux que cet aspect de mon travail soit mis en valeur et perçu dans cette exposition.
Plus d'infos sur l'exposition, ici.