Rencontre avec Baptiste Laurent, ex régisseur au Palais de Tokyo et peintre français installé à Madrid. Depuis son atelier à Usera, un ancien garage mécanique réhabilité qu'il partage avec d'autres artistes espagnols et qui fonctionne aussi en résidence, il anime une "petite collectivité", et jouit d'une position privilégiée, lui permettant de comparer les dynamiques culturelles en France et en Espagne. "Je voulais confronter ces portraits d'immigrés contemporains avec les sculptures scientifiques héritées d’un passé colonial", exprime-t-il à propos d'une de ses récentes expositions, au musée d’Anthropologie à Madrid.
Cela fait douze ans que vous résidez en Espagne, pouvez-vous nous raconter votre histoire en tant que créateur sur la péninsule Ibérique ?
Je suis arrivé en Espagne en 2007. Je suis venu un peu par hasard et pour des circonstances de travail et de vie commune avec ma compagne qui a trouvé un poste intéressant à Madrid. Nous vivions à Paris, où je travaillais comme régisseur au Palais de Tokyo. J’étais excité à l’idée d’aller vivre en Espagne où il me semblait que la peinture contemporaine avait plus de considération qu’en France. J’avais le sentiment à Paris dans les années 2000, que la peinture, si elle n’était pas conceptuelle, était considérée comme le medium ringard de l’art contemporain. Aujourd’hui et depuis quelques années la peinture n’y est plus marginale, bien au contraire. Après mon travail au Palais de Tokyo, pour des projets et dans des espaces surdimensionnés, j’avais le souhait de retrouver une échelle plus raisonnable et plus essentielle comme l’est la peinture. Les premières années en Espagne se sont passées à cheval entre mon atelier à Madrid et les missions régulières de travail en régie d’exposition à Paris. Même si mon intention était de ne faire que de la peinture à Madrid, j’ai fini par beaucoup travailler sur les montages de nombreuses expositions en Espagne. Ce qui m’a permis une bonne intégration et de connaître assez vite la géographie espagnole où je travaillais dans la plupart des centres d’art. En parallèle j’exposais dans quelques expositions individuelles et collectives à Madrid. Puis j’ai partagé pendant quatre ans mon atelier avec celui du peintre Abraham Lacalle et du sculpteur Jacobo Castellano, entre autres… Et c’est depuis cette période que je me suis plus sérieusement centré sur mon travail personnel. Depuis deux ans j’ai quitté cet atelier pour ouvrir mon propre espace dans le quartier du sud madrilène de Usera, dans un ancien garage mécanique que j’ai réhabilité dans l’idée de le partager avec d’autres artistes.
Sur vos tableaux nous sommes capables d’apprécier votre identité par votre style, vos couleurs et votre technique mais il est difficile de vous étiqueter en tant que peintre abstrait ou figuratif post impressionniste, à quelle catégorie pensez-vous appartenir et quelles sont vos préoccupations ?
C’est toujours difficile de répondre à cette question. Cela doit arriver à tous les artistes qui ont du mal à y répondre sans montrer d’images. Tout simplement, je pense être un faiseur d’images en recherche constante de nouvelles images. J’aime le mot investigation qu’on utilise plus en castillan. Et si on peut observer une différence de style dans mon travail, c’est que j’aime la recherche qui peut me faire passer d’une série figurative à une série plus abstraite. Quel que soit leur médium, j’aime considérer les artistes comme des observateurs du monde qui les entoure et qui donnent à observer à leur audience leur angle de vue particulier sur le monde. Je suis influencé par tout ce que je vois, fais, lis et écoute. Et donc rendre compte de mes influences par l’image, peut se résoudre par des styles différents. J’aime aussi me surprendre, et je fais l’effort de ne pas commencer un tableau ou une série comme l’antérieure pour trouver un nouveau terrain de jeu à exploiter. Jeune adolescent, j’ai été formé dans des ateliers volontairement anti académiques, où j’étais très attiré par la figuration narrative, le lettrage ou l’art urbain. Ces apprentissages précoces au non conformisme m’ont sans doute donné le goût et la liberté d’exploiter toutes formes d’expression qu’elles soient figuratives ou abstraites. Je travaille toujours par série, où j’essaie d’exploiter au maximum un filon, une technique ou un thème. A force d’exploiter une série, à force de l’exprimer comme un citron souvent par grande quantité de travaux, je finis toujours par être guidé grâce à de nouvelles découvertes accidentelles ou non sur une autre série, et ainsi de suite. Si on suit l’évolution de chacune de mes séries il y a toujours un fil conducteur qui les rallie entre elles. J’aime cette liberté de production, comme un exercice, qui ne me laisse pas le temps de me lasser et je redoute même de m’enfermer dans un style trop défini.
Nous nous trouvons à votre atelier partagé à ce moment précis, pouvez-vous me parler de son organisation, de ses membres et de votre manière de travailler au niveau individuel et collectif ? Existe-t-il des critères pour choisir les membres qui font partie de votre atelier ?
Je me suis entouré de cinq autres artistes. La plupart sont peintres provenant de milieux et de carrières très différentes. Je pense que j’ai fait un bon choix en trouvant tous ces jeunes artistes qui m’entourent et que nous avons une dynamique de travail intéressante. J’ai voulu reproduire la dynamique de mon dernier atelier, j’étais le plus jeune dans mon ancien atelier, maintenant c’est moi le plus âgé. Le premier à en devenir membre c’est Léo Faber, puis sont venus Alejandro Marzal et Israel Larios. Et dans un deuxième temps se sont incorporés Pablo Àlvarez Cuesta et Julio Ribera. On reçoit aussi épisodiquement la visite d’artistes en programme de résidence extérieur. Il n’y a pas eu de critères de sélections à priori, mais je n’allais pas prendre n’importe qui, il fallait que leur travail m’intéresse un minimum. Chacun a son univers bien particulier et ils font tous des choses bien différentes même si cela peut paraître monothématique étant donné que nous sommes cinq peintres et un seul série-graphiste. Un autre critère sur lequel j’ai insisté, c’est que l’atelier soit un espace studieux et que l’ambiance générale respecte le rythme de travail de chacun. En général, il y a toujours une activité de 9h à 21h et mes collègues sont tous de bons bosseurs. Cette dynamique de l’atelier partagé est une source d’énergie de travail et une source de socialisation aussi. On pourrait tous faire le choix de travailler seul, d’ailleurs je l’ai fait pendant plusieurs années à Paris et ici, mais je préfère la petite collectivité. Le travail d’artiste est généralement solitaire et sortir de sa bulle me semble nécessaire. En dehors de nos discussions enrichissantes sur les travaux de chacun, c’est très agréable de pouvoir socialiser autour d’un café, de parler du dernier film, du dernier match de football, et de se détacher du travail quelques instants.
Le monde de l’art contemporain et ces expositions ne sont pas possibles sans le travail de beaucoup de personnes. Croyez-vous que les institutions culturelles ne prêtent pas attention à ces travailleurs invisibles qui les rendent possibles ? Pouvez-vous m’expliquer en quoi consiste l’exposition des Monteurs que vous avez réalisée au Musée du Palais de Tokyo à Paris en 2016 ?
J’ai bien connu les deux modèles français et espagnol dans l’art contemporain pour pouvoir les comparer, et je crois qu’en France les travailleurs de l’art sont mieux considérés. J’ai eu la chance de travailler au Palais de Tokyo dès son ouverture en 2002. Les directeurs Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud avaient à cœur de faire un modèle nouveau d’institution où les équipes participaient activement à l’élaboration des expositions et autres événements. Dans son titre, l’association Palais de Tokyo s’appelait site de création contemporaine, et la plupart des œuvres et toutes les scénographies étaient produits sur place. Voilà ce qui rendait intéressant le travail dans les ateliers puis dans les salles d’expositions. Les équipes que nous formions pour les montages étaient composées d’une trentaine ou quarantaine de monteurs, venant travailler plusieurs semaines pour chaque exposition. La grande majorité des monteurs sortent d’écoles d’art et ont un travail d’artiste en dehors des montages. Leur travail est très valorisé par les artistes exposants et par les équipes curatorials. S’est fondé une communauté de travailleurs indépendants fidèles à chaque montage et événement important de l’art contemporain, et je crois que ces équipes ont fait école. En Espagne, le modèle est différent et les institutions font venir des entreprises externes. Le lien n’est pas le même du tout, et les travailleurs de ces entreprises ne sont généralement pas des artistes.
Jean De Loisy, qui était le directeur en 2016, a voulu faire une exposition collective de tous les artistes monteurs. C’était en quelque sorte un hommage et un remerciement à ces artistes qui font les expositions d’autres artistes et connaissent les lieux et son histoire mieux que personne. Il nous a laissé un espace de 1500 mètres carrés, que nous avons naturellement investi. J’ai beaucoup apprécié pour ma part retrouver toute cette communauté d’amis et de collègues artistes autour de cette exposition collective, et de mieux connaître le travail personnel de chacun.
Une de vos dernières expositions a été EXIT sur le sujet de l’exil, le voyage de l’exil et sur la possibilité de son succès, qui s’est matérialisé en trois expositions : une au Musée National de l’Anthropologie, une autre à l’Alliance Francaise et une dernière à la Galerie Gazzambo, toutes à Madrid. L’immigration, la dignité de l’être humain, le voyage, la politique et les autres dans un sens ethnographique et anthropologique sont des thèmes constants dans votre œuvre, en quoi cette exposition est-elle une innovation depuis une perspective créative et technique par rapport à vos expositions précédentes ?
Premièrement, cette exposition m’a amené à faire de la sculpture, médium que je n’ai pas l’habitude de pratiquer. C’était un défi technique aussi de choisir une nouvelle discipline. Pour re-contextualiser le projet, j’ai un très bon ami qui a été très affecté par la mort du Sénégalais Mame Mbaye, et je l’ai vécu en première ligne parce que j’étais là au moment des événements à Lavapiés. Je savais que cette personne et mon ami participaient à un atelier au Musée National d’Anthropologie à Madrid. Dans ce musée il y a une salle que j’aime particulièrement qui est celle de la collection de moules humains en plâtre du Docteur Velasco. J’ai voulu rendre hommage à Mame Mbaye en réalisant les moules de tous ses compagnons sénégalais qui préparaient une exposition avec lui. Une manière de mettre en perspective aussi la collection de moules du musée, qui me semble important d’observer aujourd’hui avec un regard nouveau. Avec ce projet je voulais confronter ces portraits d'immigrés contemporains avec les sculptures scientifiques héritées d’un passé colonial, mais aussi faire référence au masque mortuaire, au trophée de chasse ou encore à la céramique traditionnelle andalouse. En dehors de ce contexte, j’ai depuis très longtemps suivi un artiste américain, avec qui je suis maintenant en contact, John Ahearn, qui sculptait ses voisins de Brooklyn dans les années 80 et qui continue à le faire. Depuis que je connais son travail, j’avais en tête d’utiliser moi-même ses techniques de moulage. Chaque thème que je peux essayer d’exploiter m’amène dans une direction et ses dérivations, celui-ci a été très riche et continuera de l’être très certainement. Ce qui a aussi été inattendu et très intéressant pour EXIT, c’est que j’ai pu collaborer avec un écrivain, Ernesto Bottini, qui a écrit autour du projet un roman sous la forme d’un faux catalogue. Un livre coffret contenant mes travaux et accompagné du roman a été édité à l’occasion de ces trois expositions.
En quoi le contexte politique, social et culturel dans lequel se sont déroulées les expositions a eu des conséquences sur son propre déroulement ?
Les expositions ont reçu un franc succès à la Gazzambo Gallery et à l’Alliance française mais ont généré beaucoup de crispations et une forme d’autocensure pour ce qu’il s’agit du musée anthropologique. Je passe les détails de cette autocensure. Je comprends que c’est un sujet délicat celui de réviser notre passé colonial, mais je crois que l’important c’est d’en discuter. La question maintenant très actuelle : Devons-nous déboulonner les statues des esclavagistes des espaces publics ? Cette question c’est celle qui gêne ce genre de musée, qui doit exposer un passé colonial et pouvoir l’expliquer sans froisser les susceptibilités des communautés concernées. En faisant ce projet je ne prétendais pas irriter les sensibilités par provocation, mais juste mettre le doigt sur un sujet qu’il me paraissait bon de discuter. La pratique artistique a cette faculté d’engager une discussion, que j’avais sous-estimée lors de cette exposition.
De quelle manière la crise du COVID-19 a-t-elle eu une répercussion sur la distribution du marché de l’art contemporain ? Avez-vous profité des opportunités offertes par la digitalisation et comment ?
Au début, j’étais assez inquiet de ne pas pouvoir venir à l’atelier et me sentais comme lion en cage dans mon appartement. J’ai dessiné des petits formats mais ça n’a pas été très concluant, c’est dans mon atelier que je me sens vraiment productif. Finalement, j’ai passé beaucoup de temps sur l’ordinateur parce que c’est un outil que je n’utilise que très peu à l’atelier. J’ai cherché à diffuser et à vendre mon travail sur Internet et me suis inscrit à quelques pages Web de ventes en ligne spécialisées, chose que je n’aurais sans doute jamais faite sans confinement. Cela a très bien marché à ma grande surprise. J’ai commencé à vendre des pièces petites et grandes dans plusieurs pays européens, ce qui a bien occupé ces deux mois d’enfermement. Je crois que tout le monde et pas seulement dans le monde de l’art, nous nous sommes mis à acheter beaucoup plus en ligne. Je ne crois pas du tout que la vente en ligne soit une solution pour le marché de l’art, mais c’est un complément pour ma part que je ne laisserai plus de côté.
La littérature et les sciences sociales se mélangent sur vos toiles peintes à l’acrylique, votre dernière exposition intitulée «(en) trópicos » en ce moment à l’Espace Seara à Madrid nous renvoie à l’œuvre de Claude Levy Strauss, comment réussissez-vous à intégrer ses théories sur vos toiles ? Est-ce une représentation réelle ou imaginaire de la forêt de l’Amazonie ?
J’ai été invité par le collectif de l’espace Seara, pour faire initialement une exposition de mes sculptures en mars dernier autour d’un hommage anniversaire de la mort de Mame Mbaye et de Marielle franco en mars 2018. Compte tenu de la situation sanitaire à Madrid, le projet a été reporté à l’année 2021. Caio Cardial, membre de Seara m’a ensuite proposé d’exposer ma série de peinture qu’il a lui-même commissariée sous le nom d’(en) trópicos. C’est une série que j’ai commencée début mars et terminée Post-COVID en juillet dernier. Ce sont des paysages et natures mortes complètement imaginaires et une référence strictement littéraire qui accompagne la série de peintures. Ce n’est pas illustratif des Tristes Tropiques de Claude Lévy Strauss mais ce sont des peintures qui faisaient écho aux sensations que j’avais eues en le lisant. Tristes tropiques est une livre référence de l’anthropologie et de la littérature de voyage qui m’a marqué à plusieurs reprises. Les passages du livre où il décrit ses désillusions sur sa qualité de voyageur au Brésil des années 30, sont ceux qui ont le plus nourri cette série. "Je voudrais avoir vécu au temps des vrais voyages, quand s’offrait dans sa splendeur un spectacle non encore gâché, contaminé et maudit…". Ses soucis précoces pour l’écologie résonnent fortement près d’une centaine d’années plus tard, quand l’Amazonie ne cesse de brûler. Les bouquets de jungle encapsulée ou les paysages imaginaires d’une nature vierge luxuriante sont aussi des images qui nous parlent après ces semaines de confinement en milieu urbain.