Michel Bertrand, membre de la Casa de Velázquez à la fin des années 1980, dirige aujourd'hui l'institution. Il nous explique l'importance de cette "maison" si particulière dans le développement et la diffusion internationale de la recherche scientifique et artistique.
Pouvez-vous expliquer quel type de résidence artistique est la Casa de Velázquez et son histoire ? En quoi la Casa de Velázquez se différencie-t-elle des autres résidences ?
D’emblée, je voudrais préciser que nous ne sommes pas qu’une résidence artistique. La Casa de Velázquez fondée en 1920 a eu, dès ses origines, la particularité de faire cohabiter recherche scientifique et création artistique. Elle a donc aujourd’hui exactement un siècle, même si ses premiers pensionnaires ne sont arrivés qu’en 1928, le temps que le bâtiment se construise. Pour ce qui est des membres artistes, ils viennent pendant un an développer un projet de recherche au titre d’une des disciplines artistiques accueillies. Ils sont sélectionnés par un jury qui se fonde à la fois sur l’intérêt et le caractère novateur des projets présentés par les candidats. Les artistes recrutés viennent en Espagne pour mettent en œuvre leur projet le temps de leur résidence. Très souvent, ils ne connaissent que peu l’Espagne qu’ils découvrent au cours de leur séjour, découverte qui contribue à faire évoluer leur projet tout au long de la résidence. J’insiste sur la dimension expérimentale de la résidence car elle se nourrit directement du lieu et de ce que les artistes y trouvent : le bâtiment chargé d’histoire, le contact avec la richesse artistique de la péninsule Ibérique, le fait de côtoyer d’autres artistes, dont des boursiers qui viennent pour des périodes plus courtes, partageant le même état d’esprit mais aux disciplines variées. La diversité des pratiques artistiques est aussi importante : se côtoient en effet dans la résidence des compositeurs, des graveurs, des dessinateurs, des vidéastes et des photographes… C’est très vaste comme panel de modalité d’expression ! A cette aune, les projets évoluent, s’affirment, se réorientent au gré des échanges qui naissent pendant la résidence.
La Casa de Velázquez se définit donc également comme un centre de recherche, pouvez-vous en parler ?
La recherche scientifique, c’est l’autre section de la Casa de Velázquez. En réalité, c’est l’association de l'Académie des Belles Lettres dans l’Institut de France et de l’Académie des Beaux-Arts qui a donné naissance à cette maison. Dans le réseau des cinq Écoles françaises à l’étranger, la Casa est la plus jeune, et la seule à accueillir aussi des artistes. L’archéologie a toujours été une discipline fondamentale au sein du réseau, mais au fil des décennies, notamment à la Casa de Velázquez, nous avons progressivement élargi les champs de recherche englobant l’ensemble des sciences humaines et sociales : histoire, anthropologie, sociologie, littérature, géographie mais aussi les sciences économiques, juridiques et politiques. Cette diversité illustre bien le dynamisme de la maison.
Les membres scientifiques ont deux profils. Il y a d’abord les doctorants, jeunes chercheurs se situant le plus souvent dans la vingtaine. Ils travaillent sur leur thèse de doctorat, et sont accueillis à la Casa pour un an –exceptionnellement deux, pour réaliser leurs travaux de terrain. Ils représentent environ 40% des membres. Le reste des promotions est constitué aujourd’hui de post-doctorants. S’il s’agit également de jeunes chercheurs, ils sont en général un peu plus âgés, ayant déjà soutenu leur thèse. Pour les post-doctorants, la Casa agit comme une sorte d’incubateur. On les accompagne, on les appuie, on les conseille et on les prépare aux entretiens de recrutement qui leur permettront d’accéder à des postes dans des centres de recherche ou dans l’enseignement supérieur, en France comme à l’étranger. A ce titre, leur séjour à la Casa se révèle décisif pour leur insertion dans des structures d’enseignement et de recherche, tel le CNRS en France ou le FNRS en Belgique. Un séjour à la Casa n’améliore pas un dossier en soi, mais il lui donne une légitimité scientifique significative.
Quelles sont les motivations des membres artistes et chercheurs pour venir à la Casa de Velázquez ? Quels sont les moyens que vous mettez à leur disposition ?
Pour les chercheurs, c’est ce que je mentionnais juste avant : principalement se rapprocher de leur terrain de recherche et faciliter l’accès direct au ressources, notamment en termes d’archives et de bibliothèques, dont celle de l’établissement. Pour ce qui est des artistes, il faut tout d’abord dire qu’il y a un profil type de l’artiste accueilli en résidence. Ce ne sont pas des jeunes artistes, fraîchement sortis de l’école d’art –même s’il y a parfois des exceptions– ni encore des artistes complètement confirmés. Le plus approprié serait de parler d’artistes émergents. Ils se situent en général entre trente et quarante ans et bénéficient déjà d’un parcours artistique significatif. Les accueillir à la Casa, c’est leur donner d’abord du temps, un lieu de travail et une impulsion dans leur parcours créatif. Je me souviens d’une artiste, il y a quelques années, qui m’a expliqué très clairement ce que représentait pour elle cette résidence : « La Casa m’a apporté beaucoup de temps, ça m’a permis de travailler énormément et de repartir avec un dossier significativement enrichi. J’ai pu montrer une quantité importante d’œuvres avec des évolutions, des innovations. Cela m’a permis de me relancer, de me renouveler, d’emprunter de nouveaux chemins. » Pour des artistes qui sont en pleine période de création, d’affirmation et de maturation de leur discours, ce temps qu’on leur donne est très important.
Quel est l’impact de la Casa de Velázquez sur les carrières professionnelles des pensionnaires ?
Indépendamment du dynamisme que la Casa leur offre en termes de création, elle leur offre l’opportunité de renforcer la visibilité de leur travail, notamment en Espagne. Cela leur donne aussi la possibilité de s’ouvrir à un nouveau public qu’ils ne connaissaient pas, à Madrid ou ailleurs. C’est aussi l’opportunité de pénétrer d’autres réseaux professionnels et d’amateurs d’art contemporain, notamment, grâce à la possibilité d’être exposé dans des galeries hors de France ou en participant à des foires, grâce au réseau de partenariats important, développé ces dernières années et qui continue de grandir. Pour ce qui concerne l’après-résidence, c’est assez disparate d’un artiste à l’autre. Mais très souvent, les artistes repartent en France, même si certains d’entre eux font le choix de rester en Espagne. Quoi qu’il en soit, ils terminent leur résidence avec des contacts et un catalogue d’œuvres important, autant du point de vue de la quantité que de la qualité. Ce sont des clés qui leur permettent d’ouvrir ensuite de nombreuses portes.
Comment travaillez-vous avec vos artistes-résidents leur processus créatif à la Casa de Velázquez ?
C’est la responsabilité de la direction des études artistiques, qui est chargée d’accompagner les promotions au cours de l’année. Il n’y a pas d’obligation de production et c’est pour cela que l’accompagnement est très individualisé, en fonction du projet de création de chacun. Cela les aide à atteindre leurs objectifs, mais aussi à explorer de nouvelles voies. Un artiste espagnol me l’a dit l’année dernière et je trouve que c’est une excellente définition de la résidence : « La Casa m’a permis de faire des expériences dans lesquelles je n’aurais pas osé me lancer sans crainte.» C’est un lieu d’expérimentation et les artistes se lancent d’autant plus librement qu’ils en ont le temps et qu’ils se savent entourés. En plus, la dynamique de la promotion entre des résidents qui se côtoient tous les jours favorise cette expérimentation. Ils vivent tous ensemble, les uns à côté des autres. Dans le cas de cet artiste évoqué, la résidence l’a incité à prendre des risques en s’inspirant d’autres idées, d’autres techniques ou encore de suggestions de ses camarades. C’est très révélateur de ce qu’est la résidence à la Casa : on vient avec un projet et tout au long de l’année, on voit comment il évolue et se transforme au gré des rencontres, des découvertes et du quotidien.
Travaillez-vous avec eux leurs compétences organisationnelles et en matière de gérance en tant que professionnel ?
En ce qui concerne les aspects de gestion de carrière, nous pouvons leur donner des conseils, notamment Fabienne Aguado, la directrice des études en poste, qui peut aiguiller ceux qui en ont le plus besoin. Mais, ce n’est pas la règle. De manière générale, ils sont tout à fait compétents dans ce domaine. Ils sont formés et ont déjà une certaine visibilité. La plupart d’entre eux ont déjà une galerie qui les accompagnent. De ce point de vue, ils sont bien armés. Par contre, nous restons évidemment à l’écoute de leurs besoins et, au cas par cas ou plus globalement, nous essayons d’y répondre au mieux.
Est-ce que vous introduisez les nouvelles tendances de l’art dans votre programme artistique ?
Les artistes que nous recrutons sont des jeunes créateurs qui sont au cœur de la création contemporaine. Ils sont donc eux-mêmes garants de cette innovation et porteurs de ces questionnements. Les débats actuels, autant sur la forme que sur le fond, dont l’art contemporain est porteur irriguent naturellement les questions et les projets des membres de la Casa. Le jury de sélection lui-même, composé de professionnels et d’artistes, est très attentif à ce phénomène. Par exemple, un des membres du jury de cette année a souligné, à propos d’un dossier qui semblait très intéressant, qu’il était techniquement brillant mais complètement en décalage par rapport à la réalité actuelle liée à la crise sanitaire, comme si elle n’existait pas... Cela montre bien que nous attendons des artistes qu’ils soient attentifs à ce qu’ils vivent et ce que vit la société dans laquelle ils évoluent.
Et la gastronomie en tant que recherche et art, est-elle incluse dans le programme de la Casa de Velázquez ?
Non, mais elle pourrait très bien l’être et d’autres grandes résidences l’incluent déjà. En fait, la réponse à cette question est aussi bien historique qu’institutionnelle. L’Académie de France à Madrid –qui est l’appellation institutionnelle de notre section artistique– a été créée et fondée à l’initiative de l’Académie des Beaux-Arts à Paris de l’Institut de France. Et même si nous dépendons du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, les liens avec l’Académie des beaux-arts restent très forts : les académiciens sont membres du jury de sélection, ils se déplacent ensuite deux fois par an à Madrid pour observer l’évolution des résidents et l’Académie accueille chaque année l’exposition de restitution de la promotion sortante. Ce lien fort s’illustre également dans les disciplines présentes à la Casa, qui sont les mêmes que celles représentées à l’Académie. La gastronomie n’en fait pas encore partie. Par contre, la chorégraphie, quant à elle, y a fait son entrée en 2018, avec l’élection de Blanca Li, la directrice du Teatro Canal, comme académicienne. À relativement court-terme, je m’attends donc à ce que cette spécialité entre également à la Casa, même si cela supposera des contraintes d’espaces et d’installations, mais c’est une autre affaire.
La personnalité et les aptitudes des pensionnaires ont-t-ils un impact sur le succès de la Casa de Velázquez ?
C’est difficile de répondre étant donné la quantité d’artistes qui sont passés par la Casa au cours de ce dernier siècle. Chaque artiste apporte quelque chose et contribue aussi bien à l’image de la Casa qu’à la construction de la promotion en tant que communauté. Ce qui est intéressant, c’est que chacun le fait avec sa personnalité, certains avec discrétion, d’autres en étant plus flamboyants. Il y a de tout et, de ce point de vue, chaque année est différente.
Avez-vous introduit une culture organisationnelle plus innovatrice à la Casa de Velázquez grâce à la créativité de vos résidents ? Et comment ?
Les deux sections qui peuvent sembler correspondre à deux mondes totalement différents sont, en fait, deux univers complémentaires. Nous essayons de favoriser les moments de rencontres et d’échange entre les membres artistes et scientifiques. Cette collaboration permet d’un côté aux artistes de découvrir des sujets, des questionnements autour de l’histoire, de la politique ou même de l’environnement auxquels ils n’avaient pas nécessairement pensé. Dans l’autre sens, elle permet aux chercheurs de poser leur regard sur des problématiques en lien avec la culture et la création. Nous essayons de faire de cette proximité entre les deux sections un enrichissement mutuel et, chaque année, de nouveaux projets ou des collaborations inédites voient le jour. C’est au fond, ce qui est le plus intéressant dans cette rencontre.
Comment leur créativité s’est vu affecté par la période de confinement du Covid-19 ?
Au contraire des scientifiques, les artistes mettent directement leur sensibilité au service de leur travail. Ils ont continué à travailler mais, en général, ils ont ressenti cette crise sanitaire comme un choc extrêmement violent. Peut-être même l’ont-ils ressenti plus violemment que la plupart d’entre nous. Au début, certains d’entre eux m’ont dit « Je ne peux plus travailler, je suis complètement rempli par ce qui se passe autour de nous et là je n’arrive plus à me plonger dans mon travail». Puis progressivement, nous les avons accompagnés. La directrice des études les a énormément épaulé durant le confinement. Progressivement, ils ont su mettre à distance la pandémie et parfois reformuler et réorienter leurs questions à la lumière de ce qu’ils étaient en train de vivre. D’une manière générale, les artistes sont directement en relation avec l’actualité, d’une certaine manière, ils prennent le pouls de la société, de ce qu’elle vit et de ses souffrances… C’en est une excellente illustration.
Avez-vous réalisé une évaluation qualitative de la performance institutionnelle, économique, financière, artistique et management de la Casa de Velázquez ?
Tous les ans, nous rédigeons un rapport d’activité qui est une sorte de bilan d’auto-évaluation. Ce rapport est destiné au ministère de tutelle et il est rendu public. Nous y dressons le bilan de tout : les artistes, les scientifiques, le fonctionnement de la Casa, l’utilisation des moyens qui nous sont donnés, ce qui a marché, ce qui n’a pas marché... Par ailleurs, tous les cinq ans, nous sommes évalués par l’Agence d’évaluation de la recherche scientifique française : le HCERES (Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur). Nous allons d’ailleurs être évalués l’année prochaine. Le HCERES établit une grille d’évaluation à laquelle nous répondons avec des indicateurs très précis concernant nos performances. Ensuite, des évaluateurs de l’agence réalisent une visite sur site pendant un ou deux jours, durant lesquels ils rencontrent les chefs de service et les représentants des membres. Le HCERES établit ensuite un rapport qui est publié et accessible sur sa page web. Ce n’est pas vraiment original pour nous : la pratique de l’évaluation est permanente dans le monde de la recherche et donc à la Casa. Elle fait donc partie de la culture de la maison.
Quelle est la répercussion des activités de la Casa de Velázquez sur les communautés qui n’appartiennent pas au monde de l’art et de la science sur la Ville de Madrid ?
Cela est un aspect auquel nous sommes extrêmement sensibles. Il est très facile, tant pour la recherche que pour la création artistique, de s’enfermer dans sa tour d’ivoire et de tomber dans l’entre-soi. Nous veillons avec la plus grande attention à diffuser vers l’extérieur les fruits de nos travaux. Pour les artistes, cela passe par un vaste programme d’événements en France et en Espagne, qui vise à montrer les fruits de la résidence à un public très divers, parfois pas du tout spécialiste : nos portes ouvertes annuelles –qui ont attiré lors de leur dernière édition plus de 2.300 visiteurs en un seul après-midi- mais aussi des expositions, des participation à des festivals et à des foires comme la Feria ARCO ou encore ¡Viva Villa!, festival que nous avons co-fondé en 2016 avec la Villa Médicis de Rome et la Villa Kujoyama de Kyoto et qui aura cette année lieu d’octobre 2020 à janvier 2021 à Avignon, accueilli à la Collection Lambert. En bref, un vaste programme de valorisation auquel nous intégrons de plus en plus des actions de médiations, notamment en direction des jeunes publics. Pour les scientifiques, c’est plus classique : la diffusion des recherches passe fondamentalement par des publications et la valorisation des recherches. Depuis un an, toutes nos publications sont en accès libre et gratuit sur la plateforme d’Open Editions. C’est à la fois une réponse aux engagements du ministère en terme d’ouverture et de diffusion de la recherche, ce que l’on appelle la « science ouverte », mais aussi un des piliers du virage numérique que nous opérons depuis plusieurs années et qui, ces derniers mois l’ont démontré, prouve plus que jamais sa nécessité et son utilité.