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Merci pour les fleurs

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Mika Baumeister - Unsplash
Écrit par Stéphane Germain
Publié le 10 mars 2021, mis à jour le 11 mars 2021

En tant que jeune femme journaliste dignement formée à ce métier, je m’impose chaque jour rigueur et honnêteté intellectuelle. Je renouvelle sciemment chaque matin mon vœu de bien faire mon travail et d’y apporter nuance et neutralité axiologique. Je ravale constamment - non sans peine - cette envie pressante de jeter à l’écrit l’effroi que je ressens face à une actualité qui laisse peu de place à la légèreté. Cette distance qui me permet de m’extraire de mes révoltes pour comprendre les enjeux de notre époque, j’ai ici tout le mal du monde à m’y accrocher. Et je défie quiconque ayant vécu une journée dans la peau d’une femme d’y parvenir sans s’y astreindre. Face à la colère et à la peine, l’objectivité ne semble pas faire le poids. Face aux viols, aux mutilations génitales, aux mariages forcés, aux agressions, au harcèlement, aux féminicides, aux violences de toutes sortes, aux incestes, l’exigence journalistique relève de l’ordalie.

Et pourtant, il faut s’y contraindre. S’y contraindre pour informer. Informer que le viol est utilisé comme arme de guerre au Rwanda, en Bosnie, au Congo et ailleurs. Informer qu’une femme sur cinq dans le monde sera violée au cours de sa vie. Une sur cinq. Informer que plus d’un tiers des femmes ont subi des violences physiques et/ou sexuelles. Une sur trois. Informer que dans 90% des cas, l’agresseur fait partie de l’entourage de la victime. Qu’en Angleterre et au Pays-de-Galle, environ 85000 femmes sont violées chaque année pendant que les violeurs de France font 94000 victimes par an. Soit la totalité de la population de la ville de Dunkerque. Informer que tous les ans, des centaines de femmes meurent sous les coups de leurs conjoints malgré, parfois, des dépôts de plaintes répétés. Informer qu’au Royaume-Uni, le budget alloué à la lutte féministe s’est écroulé de 50% en dix ans pendant que 400 femmes se suicident suite aux violences physiques et morales infligées par leur conjoint. Informer quant aux inégalités face à l’emploi, aux salaires, à l’éducation, aux soins, à la charge mentale, à l’effet Matilda, à l’effet Trinity, à l’endométriose, au sexisme rampant dans la publicité et le cinéma, à l’inceste, à l’IVG, au revenge porn, au racisme… La liste des violences faites aux femmes est si longue qu’elle donne le vertige. Et la nausée.

Etre une femme féministe, c’est prendre sur soi chaque jour devant ceux qui, face à des débats tels celui autour de l’écriture inclusive, s’emportent en beuglant que nous desservons notre cause et qu’“il y a quand même plus grave”. Ceux-là même qui, devant un texte inclusif s’insurgent et crient au scandale “et puis quoi encore !”. La malhonnêteté intellectuelle de ceux qui voudraient bien continuer à traiter les femmes comme des subalternes ne connaît pas la honte et, pire, se grime en alliée.

Etre une femme, c’est aussi désespérer face aux pas de fourmis des gouvernements, féministes sauf lorsqu’il s’agit d’élire sans rougir des violeurs et des agresseurs. Ces mêmes agresseurs qui viendront, sur les réseaux sociaux, célébrer la journée internationale des droits de la femme. Merci, donc, pour les réductions sur le maquillage, mais rester en vie ne serait pas de refus. Merci pour les parcours de footing éclairés le soir, mais peut-être faudrait-il plutôt éduquer les hommes à ne pas violer ? Merci pour les hashtags, mais se sentir en sécurité dans la rue, au travail, face à nos pères, nos frères, nos amis, nos amoureux et les inconnus vaudrait tellement mieux.

Depuis peu, les langues se délient -ou plutôt les oreilles daignent enfin écouter- mais les vrais changements grommellent et traînent mollement les pieds. Ils se déguisent en bons d’achats et en posts instagram pastels. Bien vite, la méfiance justifiée d’être toujours dans la même prison, mais avec des barreaux dorés, gagne du terrain.

Etre une femme, c’est rentrer chez soi, adolescente, et se faire insulter, cracher dessus, poursuivre et menacer de mort et de viol sur le même trajet jusqu’au lycée. C’est aussi s’étonner, écoeurée du sous-entendu, que ces situations arrivent moins, passé 16 ans. C’est être violée une fois, parfois plus, parfois des années durant. C’est sentir cette sensation visqueuse que, dans les transports en commun, les corps des femmes sont des biens publics, des kleenex réceptacles des fluides des membres oblongs de la rame. C’est savoir ses amies vivre, épuisées, en état d’alerte constant. C’est lire des femmes agressées raconter qu’elles rejouent en boucle la même scène en se demandant “pourquoi je n’ai pas réussi à le frapper, à crier, à m’enfuir ?”. C’est se douter qu’elles ont dû entendre cette même rhétorique de la part des personnes censées les protéger. C’est vivre une vie tronquée dans une chair dépossédée. C’est être condamnée à trouver la résilience. Et se savoir sans cesse en sursis.

Etre une femme, féministe, et journaliste, c’est faire un effort surhumain pour garder son sang-froid en apprenant que seules 1% de ces violences seront traitées dans les journaux télévisés. C’est choisir, alors, de prendre sa plume et de voir l’écriture comme un cataplasme. Et c’est espérer que ces quelques lignes feront bouger celles du monde.

 

 

Sources : 

Amnesty International, Faits et chiffres, 10/03/2021 

Amnesty International UK, Violence against women, 10/03/2021

Arrêtons Les Violences, Les chiffres de référence sur les violences faites aux femmes, 09/03/2021

Gov.uk, Violence Against Women and Girls (VAWG) strategy 2021-2024: call for evidence, 10/03/2021

Libération, «Une femme autochtone qui n’a pas vécu de violences, c’est une exception», 10/03/2021

Statista, Number of rape offences in the UK 2002-2020, 10/03/2021 

The Guardian, Domestic violence kills 15 times as many as terrorism in Britain, 10/03/2021

UNWomen, Quelques faits et chiffres : la violence à l’égard des femmes et des filles, 09/03/2021 

Vie Publique, La lutte contre les violences faites aux femmes : état des lieux, 10/03/2021 

Women Alliance, Violences envers les femmes et jeunes filles indigènes, 10/03/2021

 

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