Dix ans après sa première arrestation à Londres en décembre 2010, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, Nils Melzer, a appelé ce mardi à la libération immédiate de Julian Assange. Retour sur une décennie de lutte.
« Les droits de Julian Assange ont été gravement violés pendant plus d'une décennie. Il doit maintenant être autorisé à vivre une vie familiale, sociale et professionnelle normale, à recouvrer la santé et à préparer sa défense de manière adéquate contre la demande d'extradition américaine en cours contre lui » tels ont été les mots du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture dans l’appel lancé aux autorités britanniques pour demander la libération de l’australien et fondateur de Wikileaks, Julian Assange. Il considère également que « l’isolement prolongé dans une prison de haute sécurité n’est ni nécessaire, ni proportionné et manque clairement de base juridique » mais aussi que « les souffrances de plus en plus graves infligées à Julian Assange, du fait de son isolement cellulaire prolongé, équivalent non seulement à une détention arbitraire mais aussi à de la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Un beau palmarès pour les autorités politiques et judiciaires du Royaume-Uni, pays dans lequel son calvaire a commencé il y a dix ans.
Collateral murder, péché originel d’Assange
A partir de 2007, Julian Assange devient le porte-parole et représentant de l’organisation Wikileaks. Celle-ci a pour but de diffuser, via son site internet, tous les documents permettant de mettre en avant une situation sociale, politique ou militaire qui serait cachée au public. Ceux-ci sont la plupart du temps fournis par des lanceurs d’alertes à l’intérieur d'organisations commerciales, politiques ou militaires. C’est le cas de l’analyste militaire Chelsea Manning qui, alors en poste au Moyen-Orient, transmet à Wikileaks des documents de l’armée américaine concernant les guerres en Irak et en Afghanistan.
Parmi ces documents, Wikileaks publie le 5 avril 2010 une vidéo nommée Collateral Murder. Celle-ci montre l’enregistrement vidéo d’une opération menée par un hélicoptère de l’armée américaine en juillet 2007 à Bagdad. Le lieutenant-colonel, Scott Bleichwell déclare que « neuf insurgés » ont été tués dans le raid et « que les forces de la coalition étaient clairement engagées dans des opérations de combats contre une force hostile ». En réalité, 18 personnes sont mortes et plusieurs enfants ont été blessés, tous étaient des civils. Deux reporters de l’agence Reuters sont également tués. Jusqu’à la publication de la vidéo par Wikileaks, les autorités américaines avaient refusé de les rendre public malgré les demandes d’explication de Reuters.
Cette publication marquera le début de la reconnaissance mondiale du site mais également le début des ennuis pour Julian Assange. De juillet à novembre de la même année, Wikileaks publie, en partenariat avec les rédactions du Monde, du New York Times ou encore du Guardian, des centaines de milliers de documents militaires ou de télégrammes diplomatiques américains. Ceux-ci révèlent de nombreuses informations sur les interventions américaines, notamment le nombre de morts chez les civils, ou sur la diplomatie parallèle menée par ses ambassades.
En réaction, les États-Unis forment un grand jury chargé d’enquêter sur Wikileaks et Assange sur les bases de la loi sur l'espionnage. Aucune poursuite n’est engagée contre les militaires ayant abattu des civils.
Dix ans d’enfermements et de poursuites judiciaires
A partir de ces révélations, Julian Assange annule l’ensemble de ces voyages aux Etats-Unis, sachant qu’il y sera probablement arrêté, jugé et condamné. Il continue néanmoins de voyager en Europe pour des conférences. C’est d’ailleurs après un voyage en Suède que la justice de ce pays annonce enquêter sur lui pour des suspicions d’agressions sexuelles, en l’occurrence des « viols mineurs » comme définit par le droit suédois. Il est arrêté à Londres le 7 décembre 2010 alors qu’il se rend à une convocation judiciaire sur cette affaire. Il reste enfermé une semaine avant d’être libéré contre le paiement d’une caution. Il reste cependant sous contrôle judiciaire et porte un bracelet électronique. En mai 2012, la Cour suprême du Royaume-Uni rejette sa demande de ne pas être extradé vers la Suède. Assange craint en effet que les autorités suédoises ne le transfèrent ensuite vers les États-Unis où il risque jusqu’à 175 ans pour avoir, rappelons-le, dénoncé des crimes de guerre.
Face au rejet de sa demande, Assange se réfugie au mois de juin dans l’ambassade d’Équateur, à quelques mètres du magasin Harrods. Il y restera presque huit ans. Malgré l’asile politique qui lui est accordé dès le mois d’août par l’Équateur, Assange est dans l’impossibilité de s’y rendre. Le gouvernement britannique ayant déclaré qu’il serait arrêté au moindre pas hors de l’ambassade. En 2017, la justice suédoise classe sans suite l’affaire de viol mais le Royaume-Uni maintient le mandat d’arrêt le concernant. L’enquête sera de nouveau ouverte en 2019 puis rapidement fermée, cette fois définitivement. La presse britannique révélera que la justice suédoise a subi des pressions des autorités britanniques pour maintenir l’affaire.
Au cours de ces sept ans de confinement à l’ambassade, Assange sera constamment espionné, écouté et filmé, par Scotland Yard et les services de renseignement américain. Des vidéos de sa vie dans l’ambassade, notamment des rencontres avec ses avocats et de sa vie de tous les jours, sont disponibles sur internet. La police britannique a reconnu avoir dépensé 10 millions de livres pour surveiller Assange.
En 2019, Wikileaks publie des documents accusant le nouveau président équatorien, Lenin Moreno, de corruption. Lui et sa famille se seraient enrichis grâce à des entreprises fictives au Panama. Celui-ci décide le même mois de mettre fin au droit d’asile d’Assange et de lui retirer la nationalité équatorienne, accordée l’année précédente. Il est arrêté le 11 avril à l’intérieur de l’ambassade. La police déclare avoir été « invitée » à pénétrer dans le bâtiment par les autorités diplomatiques équatoriennes. Ces effets personnels sont saisis et envoyés vers les États-Unis Depuis ce jour, il est enfermé dans la prison de Belmarsh à l’est de Londres où il purge une peine de 50 semaines pour avoir violé les conditions de sa liberté provisoire au Royaume-Uni en se rendant dans l’ambassade d'Equateur en 2012 et dans l’attente d’une décision de justice sur une potentielle extradition vers les États-Unis. Celle-ci doit être rendue le 4 janvier 2021.
Impunité, lâcheté et injustice
Les scandales dans cette affaire sont nombreux. Le premier d’entre-eux reste l’impunité des crimes de guerre, l’impunité de la complicité des États-Unis dans d’innombrables affaires de corruption ou dans le soutien à des régimes dictatoriaux mais aussi l’impunité dans l’espionnage massif des citoyens et des gouvernements étrangers dénoncés par Wikileaks et Assange.
Viens ensuite la lâcheté des gouvernements britanniques, français et d’autres encore qui ont refusés d’accorder l’asile à Julian Assange sous la pression de « l’allié » américain. En janvier, le monde entier sera témoin de l’importance qu’accorde le gouvernement britannique aux promesses qu’il fait. Celui-ci s’est en effet engagé « par écrit » auprès de Lenin Moreno de ne pas extrader Assange vers un pays où il risque la torture ou la peine de mort. D’ailleurs, ne voyez surtout pas de liens entre la décision de ce dernier de mettre fin à la protection accordée à Assange et la révélation par celui-ci d’affaires de corruption le concernant. Pure hasard !
Enfin, la détention d’Assange dans la prison de haute sécurité est tout simplement scandaleuse et indigne d’un pays démocratique comme le Royaume-Uni. Il est actuellement détenu dans une prison conçue pour les pires terroristes, elle est souvent considérée comme le Guantanamo britannique. Il est maintenu à l’isolement 23 heures par jour avec seulement 45 minutes de promenade dans une cour en béton. La prison est d’ailleurs actuellement infestée par le Covid-19 avec 65 détenus contaminés sur 160.
La justice britannique rendra sa décision concernant l’extradition de Julian Assange dans un mois. Si elle décide de livrer Assange aux États-Unis, elle le condamne à passer le reste de sa vie dans le fin fond d’une prison. Elle condamnera ainsi celui qui, aidé par Edward Snowden, Chelsea Manning et des milliers d’anonymes, a mis en lumière les crimes cachés des gouvernements. Elle condamnera une démarche de transparence, une volonté de mettre les États face à la responsabilité de leurs actes. Elle fera de Julian Assange un martyre et, comme le souhaite sûrement les Etats-Unis, un exemple de ce que risquent ceux qui mettent le nez dans leurs affaires. Elle montrera également sa soumission à la volonté des Américains.
Cependant, elle pourra aussi faire le choix de la raison et refuser d’extrader Assange, mettant ainsi fin à ses dix ans de calvaire.