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Plongée dans la face sombre du Royaume-Uni : “Souviens toi de Sarah” de Page Comann

"Souviens toi de Sarah", publié aux éditions M+"Souviens toi de Sarah", publié aux éditions M+
"Souviens toi de Sarah", publié aux éditions M+
Écrit par Natacha Marbot
Publié le 18 décembre 2022, mis à jour le 18 novembre 2023

Le premier roman de Page Comann, le pseudo collectif de deux auteurs de polars reconnus fait mouche. À travers Souviens toi de Sarah, publié aux éditions M+, le lecteur est embarqué à bord d’une intrigue sombre au cœur de réseaux criminels du Royaume-Uni des années 1960, fortement inspirée de faits réels. Interview croisée de Gérard Coquet et Patrick Manoukian. 

Le roman met en scène Diane, éditrice chez Sandwood Publishing à Londres, qui reçoit un manuscrit anonyme. Une jeune adolescente, Sarah, y confie sa vie de misère dans les années sombres de l’Angleterre des années 60. Elle y avoue aussi les crimes qu’elle a dû commettre pour échapper à son destin. Vraie confession ou habile fiction d’un auteur contemporain ? Bouleversée par ce manuscrit, Diane cherche à en retrouver l’auteur et part sur les lieux où Sarah dit avoir vécu et souffert, quête qui lui fait traverser les paysages époustouflants d’Irlande et d’Écosse.

 

Quelle est la genèse de “Souviens-toi de Sarah” ? 

Gérard Coquet : À force d’échanger sur des idées de livres à écrire, l’idée de nous jeter à l’eau est devenue une évidence. Il est assez rare, dans le milieu de l’écriture, de trouver chez un autre auteur l’écho de nos craintes, de nos hésitations, de nos blocages. Avec Patrick, ces écueils n’existent pas.

Patrick Manoukian : Ce roman est non pas l'aboutissement d’une amitié, mais sa conséquence. Depuis longtemps Gérard et moi, à chacune de nos rencontres, nous nous racontons les histoires ou les idées de romans que nous avons en tête, en toute confiance. Il était normal qu’à force d’en parler, nous finissions par en écrire un ensemble. L‘idée de Sarah nous est venue en échangeant notre point de vue (et notre admiration) sur le roman de Franck Bouysse, Né d’aucune femme, et son usage d’un journal intime dans la construction dramatique du roman. Nous avons alors décidé, pour le plaisir d’écrire et dans une sorte de défi littéraire, d’imaginer une histoire articulée entièrement autour d’un journal intime et de nous en servir pour construire un suspense “étagé” sur deux périodes.

 

Pourquoi avoir choisi d’écrire à quatre mains anonymement ? 

Gérard Coquet : L’écriture à quatre mains implique d’abord de se sentir à l’aise avec « l’autre », d’accepter de mettre son égo sous son mouchoir et de ne pas se sentir « jugé ». Le contexte de l’intrigue doit s’y prêter. L’expérience de l’anonymat permettait de répondre à une question : est-il possible pour un(e) auteur(e)inconnu(e) d’être édité par une grande maison d’édition ?

Patrick Manoukian : Le quatre mains s’imposait. Il y avait deux niveaux de lecture, le journal intime des années 60 et l’enquête contemporaine de l’éditrice, il fallait donc deux niveaux d’écriture. Nous aurions pu tirer au sort, mais la répartition s’est faite sur une autre grande force de ce roman, c’est notre amour, pour Gérard de l’Irlande, et pour moi de l’Écosse. Comme le journal intime raconte aussi le lien de Sarah avec son Irlande natale, et que la plus grande partie de l’enquête se déroule en Écosse, la répartition s’est faite de façon toute naturelle. Chacun de nous a donc hérité d’une époque et d’un décor.

 

Donegal, Irlande
Donegal, Irlande

 

Comment vous êtes-vous réparti le travail d’écriture ? 

Gérard Coquet : Déjà, il était important de définir les rôles, le qui écrirait quoi. Ensuite, puisque j’ai choisi le journal intime, il a fallu donner le ton de cette écriture sans dialogue. Une fois nos violons accordés, c’était parti.

Patrick Manoukian : Nous avions d’abord choisi de procéder “logiquement”. Gérard écrivait le journal intime, et moi j’imaginais l’enquête à partir des éléments qu’il glissait dans les confessions de Sarah. Gérard écrivait un chapitre du journal et me l’envoyait. Je lui retournais un chapitre de l’enquête que j’avais imaginé à partir du sien et ainsi de suite. Mais nous nous sommes assez vite heurtés aux limites de ce procédé et nous avons changé de technique. J’ai écrit chapitre par chapitre l’enquête contemporaine, et à partir de ce que j’imaginais, Gérard a écrit et enrichi le journal intime de Sarah en le jalonnant d’indices qui prenaient sens en fonction de l’enquête. 

Le texte terminé, nous avons procédé chacun de notre côté à un travail “sans pitié” de relecture et de correction. Gérard a ensuite procédé à l’intégration de toutes ces corrections et améliorations, et j’ai enfin procédé à un dernier “lissage” du texte entier pour lui apporter la meilleure harmonie possible entre nos deux écritures. Le but étant que le lecteur puisse à la fois sentir les différences entre les deux textes, (le journal intime d’une jeune fille de quinze ans dans les années 60, et l’enquête contemporaine d’une éditrice de quarante ans), et en même temps de conserver un style cohérent pour l’ensemble de l’histoire.

 

Qu’est-ce que le roman “à l’anglaise” ? 

Patrick Manoukian : C’est comme un jardin à l’anglaise par rapport à un jardin à la française. Les jardins à la française sont très techniques, symétriques, géométriques. La conception en est très apparente, presque cartésienne, et fait partie de l’intérêt que le promeneur y trouve. C’est une construction qui inspire des sentiments, c’est-à-dire, au sens du dictionnaire, une conscience, une connaissance affective, une capacité d’apprécier. On pourrait parler des romans de Bernard Minier, Franck Thilliez ou Olivier Norek.

Gérard Coquet : Un jardin à l’anglaise est au contraire déconstruit, touffu, sans ordre apparent. Il est moins dans la démonstration de la technique qui le sous-tend que dans l’émotion, c'est-à-dire dans l’affectif intense. Je pense que la comparaison vaut aussi pour le roman : le roman à la française est plus dans le cérébral, le roman à l’anglaise est plus dans l’émotionnel.
 

Wilton House Gardens, Wilton, Wiltshire, England.
Wilton House Gardens, Wilton, Wiltshire, Angleterre.


Patrick Manoukian : Et puis, il y avait une autre dimension “à l’anglaise” dans ce projet. À l’origine, nous voulions jouer le jeu du pseudo jusqu’à l’extrême. Nous voulions faire traduire ce texte en anglais et le faire éditer d’abord outre-Manche pour le voir revenir en France sous forme de traduction. Nous avons d’ailleurs envoyé les premiers manuscrits depuis une adresse en Irlande. Nous avons dû abandonner ce projet compliqué à gérer, mais, l’expérience aidant, nous sommes prêts à le reprendre avec un autre texte…

 

Quelles sont vos histoires avec le Royaume-Uni ? 

Gérard Coquet : C’est une passion qui dure depuis trente ans, celle de la pêche à la mouche. L’Irlande est une île, une terre matriarcale et minérale où le temps qu’il fait compte plus que celui qui passe. J’ai écrit une trilogie policière sur le Connemara et compris ce que le mot celtique signifie.

Patrick Manoukian : J’ai une sœur qui a épousé un Écossais et qui habite au Royaume-Uni depuis cinquante ans. D’abord en Angleterre, où Françoise et moi sommes allés nous marier, et ensuite en Écosse. Quand nous avons abordé le thème de ce roman à quatre mains, qui aurait pu se dérouler n’importe où dans le monde, je revenais d’un grand tour de l’Écosse et le décor s’est imposé de lui-même. Et comme Gérard va pêcher en Irlande tous les ans, l’alchimie s’est catalysée aussitôt.

 

Fosse commune de l'orphelinat Bon Secours Mother and Baby Home à Tuam dans le County de Galway en 2019
Fosse commune de l'orphelinat "Bon Secours Mother and Baby Home" à Tuam dans le County de Galway en 2019

 

Comment vous êtes-vous documenté pour construire l’histoire scandaleuse (et le mot est faible) du manoir de Moindhearg, y’a-t-il une part de vérité ? 

Patrick Manoukian : Bien sûr qu’il y a une part de vérité, une grande même. L’aristocratie écossaise et anglaise est régulièrement secouée de tels scandales, y compris à notre époque contemporaine. Il y a deux ans à peine, un rapport choc a démontré comment les institutions politiques britanniques - gouvernement, Parlement et partis - ont fermé les yeux pendant des décennies sur des cas d'agressions sexuelles sur enfants, allant parfois jusqu'à activement protéger leurs auteurs.

Gérard Coquet : En 2015, le rapport d’une ex-conseillère du gouvernement écossais a établi que dans la seule petite ville de Rotherham, entre 1997 et 2013, 1.400 fillettes avaient subi des agressions sexuelles et des viols sans que les autorités et la police, parfaitement au courant des faits, n’interviennent. Au motif que les criminels organisés étaient tous originaires d’une pègre pakistanaise, et qu’il ne fallait pas envenimer les relations inter-raciales et prêter le flanc aux accusations de racisme… L’orphelinat de Tuam existe bel et bien. Pour le reste, les noms utilisés ont été inventés, même si les lieux décrits existent vraiment. 
 

Lira-t-on prochainement un autre roman signé Page Comann ? 

Gérard Coquet : Outaouais sortira en avril 2023. C’est un périple historique entre l’Irlande et le Nouveau Monde. Un roman noir à l’anglaise, lui aussi.

Patrick Manoukian : Nous travaillons déjà sur le troisième.

Gérard Coquet : Voire le quatrième.

 

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