En visite dans le parc éolien écossais Moray East, Johnson s’est vu questionné sur la transition énergétique pressante. Résultat : une boutade sur l'ère de la Dame de fer, puis l'indignation générale.
« Grâce à Margaret Thatcher… »
Le Royaume-Uni entend mener la marche en termes de transition écologique, en abaissant drastiquement ses émissions carbones. Interrogé sur une possible date butoir pour ce faire, notamment en termes d’exploitation de pétrole et de gaz, le chef du gouvernement a prié les journalistes de « constater le chemin déjà parcouru », ajoutant que « grâce à Margaret Thatcher nous avons fermé pléthore de mines de charbons dans le pays, nous sommes très en avance et désormais sur la bonne voie pour se séparer très rapidement du charbon, tous ensemble ». Le tout, avant de s’étonner d’une réaction plus minime que celle espérée. Il ne reste aujourd’hui qu’une mince fraction des 150 puits de charbon de l’époque, en Écosse et au Pays de Galle.
La balourdise demeure très mal accueillie. Contre toute attente, la gauche travailliste n’a pas été la seule critique de ce commentaire, en dépit des implications historiques qu’il comporte, se référant à un personnage hautement controversé qui soutenait même que « la société, ça n’existe pas ! ».
Une allusion à un conflit social historique très sensible encore de nos jours
Pour rappel, le charbon produisait la quasi-totalité de l’électricité britannique, et près d’un tiers de ses besoins en énergie pour l’industrie. Les fermetures en masse de mines répondaient à un objectif d’endiguement du syndicalisme, l’ennemi assumé de la dirigeante. Ces derniers appauvris, la faim contaminait les mineurs, alors même que le gouvernement constituait des stocks de charbon importé pour ne pas dépendre de ceux qu’il réprimait. Mais la révolte perdurait, et l’Ecosse en fut une cheffe de file, dès le 8 mars 1984, contre le démantèlement de l’Union nationale des ouvriers de la mine, la répression policière ubiquiste, le déclin économique (à hauteur de plusieurs milliers de millions de livres, correspondant à une trentaine de milliards actuels) et la misère des travailleurs qui en résultait.
Or, les années Thatcher ne sont pas si lointaines, et la grève des mineurs n’a même pas quarante ans. La descendance d’Ecossais ayant directement vécu le joug ultralibéral imposé aux travaillistes contestataires n’est donc pas si âgée : ce furent 21 000 personnes qui escomptaient la perte de leur emploi sans compensation dès 1984. Par conséquent, dans une société qui valorise tant l’intérêt général, la collectivité, une telle plaisanterie ne pouvait pas trouver son public. Pas dans ce contexte, pas au regard de l’impopularité du blond platine sur ce territoire, et encore moins du fait de l’aversion qu’inspire assez largement la Dame de Fer à ces Écossais traumatisés.
Nicola Sturgeon se serait déjà vue refuser une entrevue avec le premier ministre, un snobisme que l’intéressé a démenti malgré l’invitation rendue publique sur les réseaux sociaux. La leader écossaise déjà agacée a immédiatement retweeté avec Stewart Paterson, journaliste politique pour le Glasgow Times, lui aussi consterné :
« Des milliers d’emplois perdus, des communautés dévastées, et l’amorce de décennies entières de déclin économique ; et pourtant Boris Johnson rit de la fermeture des mines de charbon par Margaret Thatcher pendant sa visite en Ecosse »
Et la Première ministre d’ajouter :
« Des vies et des communautés en Ecosse ont été complètement détruites par la destruction de l’industrie minière intronisée par Thatcher (laquelle n’avait absolument rien à voir avec un quelconque souci environnemental de sa part). Traiter ça comme quelque chose de risible est non seulement grossier mais montre aussi un véritable manque d’empathie envers cette réalité. ».
Lisa Nandy, l’opposition au ministre des affaires étrangères, a épinglé le risque que les conservateurs répètent ces mêmes erreurs, un danger qui, d’après elle, transparaît dans cette blague : la transition écologique doit s’opérer, et vite, mais elle doit donner lieu à une création d’emplois verts.
Qui plus est, cette prise de position tout en humour nuit à la réputation des Tories ayant ébranlé le « mur rouge » du nord de l’Angleterre, l’autre région la plus touchée par cette crise des années 80 avec, donc, l’Ecosse.
Un trait d’esprit malvenu, mais point surprenant
Les britanniques sont ainsi bâtis : l’humour est au centre de leur quotidien, y compris en politique. Leur caractère se voit souvent qualifié de pince-sans-rire, ce qui entretient le mythe d’un humour plus fin et prépondérant. D’où, très certainement, la réaction amusée du principal intéressé à sa propre blague, s’attendant à affronter l’excitation journalistique en retour. Il n’en est pas à son coup d’essai, en matières d’humour (très) noir : en 2018, il s’enquérait de partager la ressemblance qu’il trouvait aux femmes portant la burka avec les boîtes aux lettres britanniques, provoquant un tollé en dépit de la prise de parti de Rowan Atkinson (Mr Bean) en sa faveur. Bourde égrillarde passée à la trappe ? Impunité des commentaires racistes parmi les élites politiques ? Difficile de trancher non sans un certain subjectivisme.
Y compris au sein de notre rédaction, la farce du Premier ministre a fait débat, selon les intentions personnelles que les différentes personnes qui la composent lui prêtent. Peut-être, comme son porte-parole l’a suggéré, Boris Johnson ne manque-t-il pas de compassion envers ces communautés dévastées et a préféré en rire, par pure provocation assumée. Ou peut-être représente-t-il le cliché du Tory tel que perçu par l’opposition : insensible aux problématiques sociales, déconnecté des travailleurs et de leurs difficultés, de leur histoire, n’ayant que faire de la pauvreté face à des intérêts individualistes. La boutade aurait-elle été mieux réceptionnée si l’émetteur avait été un descendant de mineurs, progressiste, woke ? Il s’avère que l’humour peut constituer un mécanisme de défense redoutable, face aux traumatismes et à la souffrance sous toutes ses formes, tandis que s’amuser du malheur des autres engendrera forcément l’indignation, légitime, des concernés. On entend si souvent qu’on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui, un argument par ailleurs repris par les détracteurs du politiquement correct : cette expression prend-elle, in fine, tout son sens : On peut rire de tout mais pas avec un Boris Johnson ?
Puisqu’une réponse impartiale semble impensable, et par souci d’équité avec le camp des indignés, on vous présente de nouveau cette joute de Ken Livingstone : « J’ai déjà rencontré plusieurs assassins et tueurs en série, mais personne ne m’a jamais autant effrayé que Madame Thatcher ».