Raphaël Enthoven, l’Esprit Artificiel ou l’incapacité philosophique de l’IA

Vous vous êtes confronté en juin 2023 à ChatGPT sur le sujet de philosophie suivant « Le bonheur est-il affaire de raison ? ». Résultats du match robot contre humain : 11/20 pour l’IA, 20/20 pour vous. Quelles ont été vos conclusions ?

J’ai réagi comme un bon élève, j’ai analysé chacun des termes du sujet pour trouver une problématique, c’est-à-dire transformer une question en problème pour en faire la colonne vertébrale d'une réflexion. ChatGPT a réagi comme un mauvais élève, il a ressorti tout ce qu’il savait, l’a synthétisé en adoptant un certain style et a servi en 1mn30 un empilement de doctrines et de lieux communs sans aucun intérêt. La machine n’a pas réfléchi car elle en est tout simplement incapable. En la gavant comme une oie, on lui apprend à peser. Pas à penser.

L’obtention d’une problématique n’est pas une affaire de connaissance ou de puissance de calcul, mais une affaire de désir, de curiosité, de candeur, d’intuition, de révision, de vie enfin.

 

L’IA semble avoir des capacités illimitées pour amasser de la connaissance. Elle sait faire de l’humour, se fâcher etc. Pourquoi, selon vous, ne peut-elle pas apprendre de la réflexion, de l’émotion, de la sensibilité, en s’infusant de sa connaissance de l’homme ?

On ne fait pas du feu avec de la cendre ! L’IA peut reproduire les émotions mais ne peut pas les éprouver. Alors oui, elle peut faire illusion, mais jusqu’à un certain point seulement… Il lui manque la spontanéité, ce mot génial qui désigne autant le réflexe que l’originalité, c’est cela l’humanité ! Celle-ci est ainsi faite, que vos paroles suscitent une réaction qu’on ne peut pas prévoir.

L’IA fonctionne comme le génie d’Aladdin, qui a tous les pouvoirs, sauf celui de rendre les gens amoureux et de ressusciter les morts…

 

Les futures générations sauront-elles toujours « entrer en philosophie », alors que l’enseignement de la matière perd de son aura au fil des réformes du baccalauréat ?

Il faut absolument une contre-réforme pour remettre l’enseignement et l’épreuve de philosophie au centre, c’est essentiel ! J’ai moi-même testé l’enseignement de la philosophie dès l’entrée au lycée en 2^nde, cela fonctionne parfaitement, les élèves apprennent bien mieux à développer leur réflexion et cela dédramatise l’épreuve du baccalauréat.

 

Si l’esprit, siège de la pensée et des idées, ne peut être artificiel, votre titre est donc un oxymore ?

Oui tout à fait, « L’Esprit Artificiel » est une fausse piste ! J’ai voulu faire une parodie de « L’Utérus Artificiel » d’Henri Atlan. Et l’expression d’Intelligence Artificielle n’est concevable que si l’on entend par intelligence une technique de classement de connaissances. Mais on ne fait pas de l’esprit avec du silicium…

Aucune conscience ne s’obtient en compilant des milliards de données.

 

Qu’est-ce qu’être philosophe en 2024 ?

Je ne sais pas. En ce qui me concerne, je me suis élevé en descendant dans l’arène. J’ai longtemps vécu dans une stratosphère commode, où l’on s’abstient du vacarme public. Jusqu’au jour où j’ai eu le sentiment que la République était en danger. C’était juste après le drame de Charlie Hebdo, en voyant les réactions, que l’on a d’ailleurs retrouvées après l’attaque du 7 octobre 2023 en Israël : on noie un phénomène dramatique et gênant dans une explication causale.

 

En entrant dans le débat public, je suis devenu philosophe.

 

Rencontre avec Raphaël Enthoven, autour de son dernier ouvrage L'esprit artificiel, une machine ne sera jamais philosophe (Éditions de l’Observatoire)

Lieu : Librairie La Page, 7 Harrington Rd, London SW7 3ES.
Mercredi 17 avril 2024, 17h30
Un événement organisé par la Librairie La Page. Réservations ICI

 

 

L’esprit artificiel, une machine ne sera jamais philosophe (éditions de l’Observatoire), paru le 24/01/2024 :

De la science au droit, de la médecine aux questions militaires, l’intelligence artificielle bouleverse tous nos champs de compétence. Tous ? Non ! En philosophie, l’IA ne sert à rien. Le prototype d’agent conversationnel ChatGPT, qui peut répondre à toute question, trouver une recette de cuisine à partir du contenu d’un réfrigérateur, rédiger un article ou composer un poème sur le sujet de notre choix, qui puise dans l’intégralité du savoir disponible pour en livrer une synthèse en quelques secondes… se trouve comme une poule devant un couteau quand on lui demande de réfléchir.

Quelle énigme ! Pourquoi le geste tout simple qui consiste à trouver une problématique, c’est-à-dire à transformer une question en problème pour en faire la colonne vertébrale d’une réflexion, demeure-t-il hors de sa portée ? À quoi tient cette singularité, ce je-ne-sais-quoi ? Pourquoi la pratique de la philosophie est-elle inaccessible à l’intelligence artificielle ? Et pourquoi l’humanité demeure-t-elle un casse-tête pour la machine ? C’est la même question.