Toutes les deux semaines, le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous propose un rendez-vous "Parlons Turquie..." à travers des courts textes de Samim Akgönül, auteur du "Dictionnaire insolite de la Turquie". Vous y êtes invités à découvrir des concepts, mots et expressions ou des faits peu connus mais aussi des personnages insolites de l'espace turc, inspirés du dictionnaire en question. Aujourd'hui, la lettre "N"...
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Selon les données de l'Eurostat, les Turcs forment la nation qui se marie le plus en Europe après les Albanais, avec 7,7 mariages pour 1000 habitants par an. (En France le taux est de 3,5 mariages pour 1000 habitants par an).
Que vous soyez en Turquie ou dans des pays où se trouvent des communautés originaires de Turquie, vous avez sûrement remarqué ce surinvestissement sur le "mariage". C’est un phénomène social, économique, religieux voire politique.
Chaque région possède ses traditions, mais quelles qu’elles soient, les noces ont une importance capitale, le mariage étant un "fait social total". Tout commence par la cérémonie de "demande de la fille" (kız isteme), toujours très courante même chez les familles les plus occidentalisées. En bref, la famille du futur gendre se rend chez les parents de la future mariée pour demander sa main au nom de leur fils. Ensuite vient le moment du söz kesme ("la promesse"), une sorte de pré-fiançailles où les promis s’échangent leur alliance lors d’une petite cérémonie familiale.
Les choses sérieuses débutent avec le nişan ("fiançailles") qui donne lieu à des fêtes surdimensionnées, souvent dans des salons dédiés, les düğün salonu. Il est d’usage que les invités "accrochent" des takı (pièces en or, bijoux, bracelets en or, billets de banque) sur les costumes des futurs mariés ou leur offrent de petites bourses en velours. Suit la nuit du henné (kina gecesi), souvent exclusivement féminine, où les femmes (de la famille, des amies) dansent, chantent et pleurent (beaucoup).
Il faut signaler que la polygamie est toujours interdite (bien que, de notoriété publique, plusieurs responsables politiques, y compris députés, soient de facto polygames) et le mariage religieux n’est pas reconnu et reste interdit avant le mariage civil.
C’est en 2017 qu’une fonction importante a été rajoutée au personnel de la direction des Affaires religieuses : les muftis ont désormais la capacité de célébrer des mariages civils. Depuis l’adoption du Code civil séculier en 1926, qui n’était autre que la traduction du Code civil suisse de 1912, le personnel religieux ne pouvait célébrer des actes de mariage. Du moins la célébration religieuse du mariage, qui devait intervenir après le mariage civil, n’était-elle pas reconnue officiellement. Cette disposition avait été gardée intacte en 2002, lors de l’établissement du nouveau Code civil. Or, en 2017, prétextant l’engorgement des mairies en raison de l’engouement des Turc(que)s pour l’institution du mariage, le gouvernement a fait voter une nouvelle disposition autorisant les muftis à célébrer le mariage civil en même temps que le mariage religieux. En raison de la position dominante du pouvoir dans les cercles juridiques et dans les médias, cette nouvelle disposition n’a pas suscité de résistance de la part de la société civile, à part quelques débats dans les milieux séculiers. Cette possibilité n’a pas été étendue aux autres ministres de culte que ceux du sunnisme officiel.
Mais, revenons aux fêtes. Enfin, arrive la nuit de la noce, le düğün à proprement parler, souvent dans un düğün salonu – c’est une affaire très lucrative – où des takı sont encore accrochés par de petites épingles sur le costume du marié et la robe, souvent occidentale (blanche), de la mariée. La cérémonie de l’offre des billets et des pièces en or se fait avec ou sans "annonce" (anonslu ou anonssuz takı töreni). L’annonce en question est le fait de crier l’identité de la personne qui offre ainsi que la valeur du cadeau, ce qui pousse à faire des offrandes plus élevées ! Il est également fréquent qu’une proche de la mariée se déplace avec les mariés qui passent de table en table pour remercier les convives, et récupère les ‘taki’ dans une bourse.
Selon l’appartenance sociale et culturelle, les noces peuvent être içkili (alcoolisées) ou içkisiz (non alcoolisées). La musique varie selon la région, mais un certain nombre de danses sont incontournables, comme le halay ou le çiftetelli.
Durant les düğün de la bourgeoisie séculière, une curieuse habitude s’est installée par réaction au régime islamiste : jouer et chanter à tue-tête la "Marche d’Izmir", galvanisant les convives en l’honneur de Mustafa Kemal. Suivent souvent les musiques occidentales de la dernière mode. Ainsi, il est possible que se succèdent dans une noce bourgeoise, Whitney Houston et son I Will Always Love You, tube avec lequel les mariés font leur première danse, suivi d’un halay kurde, puis d’un çiftetelli balkanique, auquel succède Mustafa Kemal Pacha de la "Marche d’Izmir", suivi de Shakira ou Jennifer Lopez. La soirée peut s’achever avec Yüksek yüksek tepelere pour faire pleurer dans les chaumières. Une jolie synthèse en somme.
Si vous êtes invité(e) à une noce turque, n’oubliez pas le quart de pièce d’or (çeyrek) à accrocher ou offrir, et acceptez de danser même si vous ne savez pas comment. Si la noce est içkisiz, trouvez la table masculine du fond (les amis du marié), dans leurs verres, il n’y a pas que de la limonade et sous la table, il n’y a pas que leurs pieds…
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Dernières publications de l'auteur :
> Akgönül Samim (dir.), La modernité turque : adaptations et constructions dans le processus de modernisation ottoman et turc, Istanbul, Éditions Isis, 2022 ;
> Akgönül Samim, Dictionnaire insolite de la Turquie, Paris, Cosmopole, 2021 ;
> Akgönül Samim, La Turquie "nouvelle" et les Franco-Turcs : une interdépendance complexe, Paris, L'Harmattan 2020.