Les stèles commémoratives de l’Orkhon, en Asie centrale, gravées par les Göktürks entre le VIIe et le VIIIe siècle, en hommage à leurs chefs, les deux frères Kul Tigin et Bilge Khagan, constituent le premier témoignage du "vieux-turc". Mais il serait pourtant assez malaisé d’y reconnaître des éléments du turc standard actuel. Car si cette langue de la famille altaïque compte aujourd’hui des millions de locuteurs dans le monde, elle a connu de multiples variantes en fonction des lieux et des migrations. Alors, quel turc parle-t-on aujourd’hui en Turquie ?
Selon Adrien Alp Vaillant, dans "Observations sur quelques aspects de la planification linguistique turque" (Belleten, 2009), "l’islamisation d’une partie des Turcs à partir du Xème siècle va entraîner sur le plan linguistique des changements importants. Le vocabulaire va petit à petit intégrer un très grand nombre de mots persans et arabes." Après leur installation en Anatolie au XIe siècle, les Turcs utilisent le persan comme langue des actes officiels mais à partir du XIIIe, les fondateurs de la dynastie ottomane emploient le turc oghouz occidental comme langue commune. La difficulté va cependant résider dans l’utilisation de niveaux différents de la langue, en fonction des classes sociales.
Le turc ottoman
En effet, durant les six siècles d’existence de l’Empire ottoman, ont coexisté une multitude de langues, celles des minorités juives, grecques et levantines mais aussi deux niveaux de la langue turque, le turc vernaculaire du peuple et le turc ottoman des classes aisées.
Le turc ottoman, langue soutenue caractérisée par ses emprunts au lexique et à la syntaxe de l’arabe et du persan, était, jusqu’à l’instauration de la république, le langage de l’élite, de l’administration et de la littérature, incompréhensible pour l’ensemble du peuple. Nicolas Vatin, dans "De l’osmanli au turc de Turquie, les aventures d’une langue", (Revue de l’occident musulman et de la Méditerranée, n.50, 1988) écrit : "Il y avait sans doute une langue ottomane vivante et riche, mais elle n’avait plus grand chose à voir avec ce que parlait le peuple : dans le théâtre d’ombre turc, Karagôz était incapable de comprendre le discours fleuri de Hacivat, le lettré stambouliote." Ce qui a entraîné, dès le XIXe siècle, de nombreux intellectuels à prôner une simplification de la langue et un changement d’alphabet.
La réforme de la langue à l’époque d’Atatürk
Pour moderniser le pays, créer un État-nation et réaliser l’alphabétisation des classes populaires dont 80% étaient illettrées, Atatürk ferme les institutions religieuses, rattache toutes les écoles à l’Education Nationale, et après la création d’une "Commission de la langue", en dépit de l’opposition d’une partie de l’Assemblée nationale considérant le fait comme un saccage culturel, impose, au lieu de l’alphabet arabe, l’alphabet latin, le 1er novembre 1928, avec 29 lettres, 8 voyelles et 21 consonnes. Et il enchaîne avec la création de l’Institut de l’Histoire Turque (1930) et de l’Institut de la Langue Turque (1932), qui deviendra plus tard le fameux "Türk Dili Kurumu".
Des équipes de linguistes se mettent au travail pour purger la langue turque de ses emprunts arabes et persans en les remplaçant par leur équivalent en turc et créer une multitude de nouveaux mots, à partir de documents en turc ancien ou empruntés à la langue populaire, ce qui permet l’élaboration, en 1935, du premier Dictionnaire de poche ottoman-turc. Pour ne citer qu’un exemple, l’adjectif "önemli", signifiant "important", remplace le mot d’origine arabe, "mühim". De plus, pour le langage technique et scientifique, de nombreux vocables sont empruntés à des langues étrangères, dont environ 5000 au français.
Et aujourd’hui ?
Existe-t-il encore des personnes utilisant du lexique venu de l’ottoman ? Très peu mais on pouvait encore en entendre il y a une trentaine d’années, en particulier dans la langue turque utilisée à l’époque par les minoritaires du troisième âge. Même à l’heure actuelle, des polémiques continuent entre les partisans de la langue "pure" (Öz Türkçe) et ceux qui auraient souhaité continuer à utiliser certains mots venus du turc ottoman, langue qu’il semble impossible d’apprendre sans posséder des rudiments d’arabe et de persan et surtout, faute d’un nombre suffisant de professeurs. Par curiosité, je me suis amusée à traduire en français, un extrait, transcrit en alphabet latin, de la description de l’héroïne dans le célèbre roman, Eveil, de Namik Kemal, datant de 1876 : "Une calamité regardant attentivement son interlocuteur comme si elle lui entrait dans le cœur… Elle aimait le beau mais comme le serpent aime la fleur, elle aurait voulu s’enrouler autour de l’homme qu’elle aimait. Elle avait envie de l’embrasser comme la tombe embrasse le corps, sans lui montrer la face du jour"…
La littérature ottomane n’est pas facile d’accès, sa difficulté résidant dans l’emploi de mots désormais obsolètes, mais surtout dans l’extrême recherche de son style, caractérisé par l’emploi de nombreuses figures de rhétorique. Cela explique que ce soient les écrivains de la période de la république qui aient donné ses lettres de noblesse à la langue turque et fait connaître ses chefs-d’œuvre à l’étranger.
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