Les mots voyagent, nous le savons, et lorsqu’ils voyagent, ils se déguisent. Parfois à tel point qu’ils deviennent méconnaissables. Il en existe de très nombreux qui ont fait la navette entre le français et le turc tout au long de l’histoire.
Toutes les deux semaines, le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous propose un rendez-vous "Parlons Turquie..." à travers des courts textes de Samim Akgönül, auteur du "Dictionnaire insolite de la Turquie". Vous y êtes invités à découvrir des concepts, mots et expressions ou des faits peu connus mais aussi des personnages insolites de l'espace turc, inspirés du dictionnaire en question. Aujourd'hui, la lettre "M"...
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Il serait fastidieux d’énumérer ici les quelque 5 000 mots d’origine française en usage en turc contemporain. Le français s’y est infiltré dès l’alliance entre François 1er et Soliman le Magnifique au 16e siècle, mais son âge d’or se situe entre la fin du 19e et le début du 20e siècle, puisqu’il s’agissait de la langue des lettrés, de la diplomatie, voire des sciences. Les mots français étaient également préférés à ceux issus de l’arabe ou du persan, car cela faisait plus occidental ! Attention, une partie de ces mots sont incompréhensibles à l’oreille française : ils ont changé de prononciation, sont affublés de suffixes qui les camouflent, ou bien ont simplement disparu du français contemporain.
S’il est facile de deviner ce que signifie Otobüsteki komik ve sempatik şöför ("chauffeur comique et sympathique dans le bus"), il est moins aisé de deviner que şezlong est une "chaise longue", bisküvit un "biscuit" ou kuruvasan un "croissant". Un mot tel que palto ("manteau") est fréquent alors que "paletot" a disparu en français. De la même manière, tous les Turcs connaissent le damacana, une grande bonbonne d’eau qu’ils commandent dans les villes (celle du robinet n’est en général pas potable), sans savoir que le mot vient de "dame-jeanne" qui contenait d’ailleurs plus souvent de l’eau-de-vie...
Ajoutons qu’en turc l’expression Fransız kalmak (se retrouver dans la position d’un Français) signifie, ne rien comprendre, rester hébété.
Contrairement aux précédents, les mots turcs en français sont plus rares mais pas absents. Parmi les plus usités, on peut énumérer les suivants :
"Kiosque" vient de köşk, certes d’origine persane, mais qui est passé dans le vocabulaire par le turc ottoman. En turc, il désigne un petit palais, souvent rond et très décoré.
"Horde" vient du mot ordu en turc, "armée".
"Pacha", à l’origine persan, est, dès le 13e siècle, un titre honorifique. Il devient un grade dans l’armée ottomane jusqu’à la République. Le terme désigne toujours les hauts gradés de l’armée ou, de manière affectueuse, les enfants.
"Babouche", d’origine persane, est introduit par l’intermédiaire de sa version turque pabuç (chaussure).
"Chacal", du turc çakal, désigne l’animal et quelqu’un de rusé.
"Gilet", de yelek en turc, a le même sens.
"Tulipe" vient de tülbent, qui est une sorte de turban, à cause de la forme de la fleur. En turc actuel, la tulipe* porte le nom persan de lale.
Ajoutons que l’expression "tête de Turc" en français vient de la figure du "Turc" enturbanné des dynamomètres des foires du 19e siècle, sur lequel tout le monde s’acharnait pour mesurer sa force.
Après tout, dans les Fourberies de Scapin, dès 1671, Géronte ne s’écriait-il pas : "Ah ! Le pendard de Turc, m’assassiner de la façon" !
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Dernières publications de l'auteur :
> Akgönül Samim (dir.), La modernité turque : adaptations et constructions dans le processus de modernisation ottoman et turc, Istanbul, Éditions Isis, 2022 ;
> Akgönül Samim, Dictionnaire insolite de la Turquie, Paris, Cosmopole, 2021 ;
> Akgönül Samim, La Turquie "nouvelle" et les Franco-Turcs : une interdépendance complexe, Paris, L'Harmattan 2020.