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Les "dragons" ou terribles incendies d’Istanbul

Un feu survenu récemment dans l’emblématique Marché Egyptien, et heureusement vite maîtrisé, a rappelé aux Stambouliotes qu’avec la peste et les séismes, les incendies furent longtemps l’un des fléaux de la ville...

Tableau d'incendie au Musée des PompiersTableau d'incendie au Musée des Pompiers
Écrit par Gisèle Durero-Köseoglu
Publié le 22 mai 2024, mis à jour le 18 septembre 2024

L’histoire d’Istanbul est, en effet, ponctuée de milliers d’incendies dramatiques, que l’on surnommait jadis les "dragons", si bien que les historiens considèrent que la ville fut en partie reconstruite environ tous les quinze ans, avant l’instauration des pompiers professionnels. Le site des pompiers d’Istanbul explique qu’en 2023, ce ne sont pas moins de vingt-quatre-mille-deux-cent-quatre-vingt-cinq incendies qui se sont déclarés dans la ville. Le plus ahurissant est que les mégots mal éteints en constituent la première cause, la deuxième étant imputable à des accidents électriques.

 

Tableau de Migirdiç Civanyan, Collection IBB
Tableau de Migirdiç Civanyan, Collection IBB

 

Une cité en bois

Un ancien dicton populaire affirmait qu’Edirne disparaîtrait sous les inondations et Istanbul sous les flammes. Car l’architecture des bâtiments de bois collés les uns contre les autres, l’étroitesse des rues, la difficulté de constituer des réserves d’eau, expliquent la fréquence de ces catastrophes. Et d’ailleurs, des siècles durant, les incendies furent à l’origine de spectaculaires dégringolades dans l’échelle sociale, un riche pouvant perdre en l’espace d’une nuit tous ses biens immobiliers, son commerce et ses économies. A l’inverse, des pillards firent fortune en revendant les marchandises arrachées aux flammes ; les chroniques racontent même que certains foyers furent allumés intentionnellement pour dépouiller les riches demeures. Les habitants tentèrent de trouver une parade en plaçant leurs possessions dans des caves construites en briques mais la récurrence des feux explique qu’en dépit du rôle historique de la cité et de sa richesse, peu d’objets anciens, à l’exception de ceux des notables habitant des demeures de pierre, soient parvenus jusqu’à notre époque.

 

Maisons en bois d'Istanbul en 1912
Maisons en bois d'Istanbul en 1912

 

Chez les Byzantins, la ville fut plusieurs fois rasée par les flammes puis rebâtie et certains incendies passèrent à l’état de mythe. Lors de la sédition de Nika, la plupart des édifices officiels brûlèrent, y compris Sainte-Sophie. Ensuite, ce furent les croisés qui allumèrent les plus grands incendies de la ville, lors de la Quatrième Croisade, en 1203 et 1204.

 

Siège de Constantinople, par Palma le Jeune
Siège de Constantinople, par Palma le Jeune

 

Un "Grand Incendie d’Istanbul" à répétition

Plus tard, sous les Ottomans, une multitude d’incendies laissèrent des traces dans les chroniques, méritant à chaque fois le qualificatif de "Grand Incendie d’Istanbul". En 1539, le feu dura sept jours, ravagea les bords de la Corne d’Or et fut consigné dans les registres car c’était la première fois qu’on évoquait des pillages effectués par les Janissaires, livrés à eux-mêmes suite à la mort de leur "aga". Plus tard, après la destruction par les flammes du quartier de Galata, on obligea les habitants à remplacer les avant-toits de bois par de la brique et à la fin du XVIe siècle, après le grand sinistre d’Eminönü, on rendit obligatoire la présence dans les maisons de réserves d’eau et d’échelles.

 

Gravure avec incendie
Gravure avec incendie

 

C’est au XVIIe siècle, que se produisit, le 2 septembre 1633, sous le règne de Murad IV, l’un des sinistres les plus meurtriers de l’histoire de la ville, celui de Cibali. Parti d’un atelier de calfatage des navires et attisé par un vent violent, il ravagea un cinquième de la cité pendant trois jours. Le sultan fit fermer tavernes et cafés de la ville et interdit le tabac, la rumeur affirmant que le feu avait été déclenché par des fumeurs.

 

Gravure de 1865
Gravure de 1865

 

Celui du 24 juillet 1660 passa aussi à l’état de légende, en ravageant pendant trois jours tous les quartiers correspondant aujourd’hui à l’arrondissement de Fatih, ce qui constituait le tiers de la ville, à l’exception de la Pointe du sérail. Les fontaines étant taries et les fours à pain ayant disparu, les survivants furent abandonnés à la famine. La foule réfugiée sur l’hippodrome était si dense que de nombreuses personnes moururent écrasées ; au total, autour de quatre-mille malheureux trouvèrent la mort, quatre-vingt-mille habitations disparurent dont cent-vingt manoirs et quatre-cents mosquées. C’est lors de cette catastrophe que prit naissance un genre littéraire appelé "les épopées d’incendie", des poèmes évoquant la tragédie, comme le suivant, dont j’ai traduit quelques vers : "La ville impériale Istanbul a brûlé, On ignore encore ce qui va en rester. Etincelles et flammes ont embrasé l’horizon, Ont fondu les minarets des balcons. De partout on pouvait voir les sept régions, Le rose du ciel est devenu vermillon…"

 

Image sur l'incendie de 1660
Image sur l'incendie de 1660

 

Puis, en 1687, le feu se déclencha au Vieux Sérail, le premier palais édifié par les Ottomans après la conquête, sur le Forum de Théodose, à l’emplacement actuel de l’Université d’Istanbul. Comme on ne permit pas aux Janissaires de pénétrer dans le harem, la plupart des femmes trouvèrent la mort. C’est pour cela qu’en 1696, une ordonnance impériale interdit les constructions en bois et imposa la brique ou la pierre ; néanmoins, elle ne put être suffisamment appliquée, faute de moyens et d’un nombre suffisant de briqueteries.

La création des pompiers

Le début du XVIIIe siècle fut le témoin de grands changements, avec la création officielle, en 1714, des Janissaires-pompiers équipés de pompes à eau et appelés "Tulumbacilar" ou les "porteurs de cuve".

 

Les premiers pompiers
Les premiers pompiers

 

Signe de l’évolution des mœurs, lors du terrible incendie de Balat, le 9 août 1721, le sultan Ahmet III et son grand vizir se rendirent en personne sur les lieux pour réconforter les habitants. Mais l’accès au quartier étant impossible, le souverain resta toute la nuit sur la Corne d’Or, en prière dans son caïque. Les nouveaux pompiers n’ayant pas réussi à éteindre les flammes, on dut prendre la décision de démolir des rangées entières de maisons pour parvenir à les circonvenir. Quant au sinistre du 28 septembre 1755, surnommé une fois de plus "Grand incendie d’Istanbul", il a été raconté par le baron de Tott dans ses Mémoires sur les Turcs et les Tartares et fut représenté sur une miniature ottomane où l’on voit les personnes montées sur les coupoles des mosquées pour échapper aux flammes.

 

Incendies Istanbul
28 septembre 1755 / miniature ottomane 

 

Parti de Sirkeci, il détruisit un tiers de la ville, fit fondre les revêtements de plomb des toits et détruisit une partie des archives de la Sublime Porte. Les malheurs ne s’arrêtant pas, l’année suivante, l’incendie de juillet 1756 fut de nouveau considéré comme l’un des plus terribles de l’Histoire car il encercla la ville en treize foyers et avala une grande partie des quartiers historiques du vieux Stamboul. L’année 1782 connut aussi, durant l’été, trois grands incendies où de nombreux habitants se noyèrent en se jetant à la mer pour échapper au brasier. Après la disparition des Janissaires en 1826, on créa des équipes de soldats-pompiers et on éleva la tour d’incendie de Beyazit, destinée à localiser rapidement les départs de feu.

 

Carte postale de l'époque ottomane
Carte postale de l'époque ottomane

 

Pompiers d'Istanbul au début du XXe siècle
Pompiers d'Istanbul au début du XXe siècle

 

Le "Grand Incendie de Beyoğlu"

Après de multiples calamités survenues au XIXe siècle et en dépit de la création, en 1868, de corps de pompiers reliés aux mairies, ce fut le 5 juin 1870 que se déclencha le "Grand Incendie de Beyoğlu", qui ravagea la majeure partie de l’arrondissement.

 

Quartiers ravagés par l'incendie de Beyoğlu
Quartiers ravagés par l'incendie de Beyoğlu

 

Pompiers fin XIXe
Pompiers fin XIXe

 

Démultiplié par la force du "Lodos", le vent d’Istanbul, il se divisa en six foyers, consuma les quartiers historiques de Pera et de Galata, emportant au passage théâtres, casinos, hôtels et ambassades, se propagea jusqu’à Taksim et descendit jusqu’à Karaköy. De nombreuses personnes périrent asphyxiées et huit-mille demeures disparurent, c’est pourquoi il ne subsiste dans cette zone que peu de bâtiments antérieurs à cette date. Cette tragédie fut à l’origine d’une réfection complète du quartier, renommé "nouvelle ville", et de nombreux architectes édifièrent alors les immeubles en pierre que l’on peut encore voir actuellement. Ce fut aussi après ce sinistre que l’on instaura le système de l’assurance-incendie.

 

Grand incendie de Beyoğlu de 1870
Grand incendie de Beyoğlu de 1870

 

Photo d'une rue après l'incendie de 1870
Photo d'une rue après l'incendie de 1870

 

Quant au XXe siècle, il ne connut pas moins que six-cents immenses incendies. Par exemple, en novembre 1954, le Grand Bazar fut la proie des flammes et mille-trois-cents boutiques brûlèrent de fond en comble. Inutile de préciser que, depuis la fin du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, de nombreux feux ont continué de ravager les richesses historiques de la ville, souvent remplacées par des hôtels, des immeubles ou des centres commerciaux. C’est ainsi qu’une grande partie des  "yali" du Bosphore, les manoirs les pieds dans l’eau, a disparu. Dans Istanbul, Souvenirs d’une ville, Orhan Pamuk ne raconte-t-il pas qu’une des occupations des Stambouliotes, le dimanche, dans les années 1970, était de partir en voiture pour aller regarder les "yali" en train de se consumer ? Heureusement, aujourd’hui, les progrès de la technologie permettent aux pompiers d’Istanbul d’arriver sur place dans un délai moyen de 6 minutes et demie…

 

Emblème des pompiers d'Istanbul
Emblème des pompiers d'Istanbul

 

 

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