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MINES DE ZONGULDAK – Avec les “gueules noires”, un métier à (très) haut risque

Les mines de charbon turques sont les plus meurtrières d'Europe. En proportion de ce qu'elles produisent chaque année - environ trois millions de tonnes de houille soit 0,05% de la production mondiale (World Coal Association) - elles sont aussi les troisièmes plus dangereuses de la planète. Chaque année, 80 mineurs en moyenne y perdent la vie dans des accidents qui, la plupart du temps, auraient pu être évités si les règles de sécurité avaient été respectées. Reportage à Zonguldak, dans le bassin minier turc

zozo
Écrit par Lepetitjournal Istanbul
Publié le 6 mars 2012, mis à jour le 27 février 2024


Il y a deux Zonguldak.

D'un côté ou plutôt, en surface, une ville de taille moyenne des rives de la mer Noire, au nord-ouest de la Turquie. De l'autre, une ville souterraine, creusée à la force des bras, toujours plus en profondeur. Ville portuaire et ville minière, où l'air sent le charbon et la mer.

Il est bientôt 15 heures dans la mine de Kozlu, dont une partie des 45 kilomètres de galeries courent sous la mer Noire, un cas unique en Turquie. L'équipe du matin salue celle de l'après-midi à l'entrée du puits numéro 1, au bord d'un gouffre de 840 mètres. Geçmiş Olsun (littéralement, "Que cela soit du passé"), lancent les seconds aux premiers, qui se ruent vers les douches pour se débarbouiller. 

"Je n'ai qu'une hâte : rentrer chez moi, manger et me reposer", lâche Ramazan Kavalcı, les yeux brillants de fatigue. À 28 ans, il est fils, petit-fils et arrière-petit-fils de mineur. "Il faut faire attention à tout dans la mine. Mais avec l'aide de Dieu, on en sort chaque jour sain et sauf", assure-t-il.

Des cicatrices qu'on ne peut pas refermer

"Avec l'aide de Dieu" et quelques outils techniques. Ramazan porte autour du cou un boitier que lui et ses collègues ont surnommé "le vak-vak", en référence au bruit de sa sonnerie. "Aujourd'hui, il a sonné une fois. Il a détecté du méthane. On a envoyé un message au centre de contrôle pour qu'ils poussent la ventilation et que l'air soit nettoyé. On a tout de suite repris le travail", raconte le mineur.

Le méthane, c'est l'ennemi de Ramazan et de ses collègues. Incolore, inodore, il peut causer une explosion, le fameux "coup de grisou". Le 17 mai 2010, il a tué 30 mineurs dans une mine de Zonguldak. À Kozlu, le gisement où travaille Ramazan, 263 ouvriers sont morts en 1992 dans un accident similaire.

Dans cette mine détenue et gérée par l'État, priorité à la sécurité. À l'entrée du puits, juste au-dessus de l'ascenseur, un panneau lumineux rappelle en lettres rouges que l'an dernier, 491 accidents se sont produits à Kozlu. Erdinç Günay est responsable sécurité en charge de la ventilation. "Ce n'est pas un métier facile", observe-t-il d'emblée.

Une grosse différence entre le secteur public et le secteur privé

"C'est une lourde responsabilité. Vous êtes en première ligne pour intervenir dès qu'un accident se produit. J'étais là en 1992. Ça laisse des cicatrices qu'on ne peut pas refermer. On fait tout pour que cela ne se reproduise pas mais malheureusement, dans le secteur minier, le risque zéro n'existe pas", poursuit-il.

Le risque zéro n'existe pas mais les mines de houille turques sont particulièrement dangereuses. Soixante-dix-sept mineurs et deux ingénieurs y sont morts l'an dernier. D'après la Chambre des ingénieurs miniers, le nombre d'accidents rapporté à la production classe la Turquie au troisième rang mondial derrière l'Inde et la Russie, deux pays qui produisent respectivement 192 et 88 fois plus de houille que la Turquie chaque année.

"En Turquie, on ne peut pas se reposer sur la mécanisation car notre géologie ne le permet pas. La production se fait à la force des bras", observe Erdinç Günay. "Question sécurité, le facteur humain, notamment la formation des personnels, est donc essentiel.Pour cet expert, "il y a une grosse différence entre le secteur public et le secteur privé", différence qu'il dit constater à chaque intervention sur une scène d'accident.

Le système n'a aucune logique 

La mine de Kozlu est détenue et gérée par le TTK (Türkiye Taşkömürü Kurumu), un organisme public. C'est le cas de quatre autres mines à Zonguldak et de la plupart des gisements du pays. Mais ces dix dernières années, l'État turc a cédé l'exploitation de nombreuses réserves ? la plupart de petite ou de moyenne taille ? à des entreprises privées. 

Gisements publics ou privés, les règles de sécurité sont les mêmes. Leur application est toutefois beaucoup plus aléatoire. D'après une étude de la fondation TEPAV (2010), proportionnellement, les mineurs meurent et se blessent davantage dans les exploitations privées.

Bülent Şentürk, ancien secrétaire général de la Chambre des ingénieurs miniers, n'hésite pas à mettre en cause l'indépendance de ses collègues chargés des contrôles. "Légalement, chaque mine doit avoir un contrôleur sécurité. Mais dans les exploitations privées, ce contrôleur est payé par celui qui l'emploie. Cet ingénieur remplit une mission d'utilité publique donc selon nous, il ne devrait pas être payé par son employeur", souligne cet ingénieur.

Sa chambre professionnelle demande "que l'exploitant verse le salaire de son contrôleur sur un fonds géré par la Direction générale des mines, qui le rémunérerait ensuite. Autrement, comment s'assurer qu'il réalise un suivi indépendant?" interroge Bülent Şentür. "Le contrôleur a le droit de fermer la mine mais s'il la fait fermer, il perd son travail ? Évidemment, cela crée des pressions. Le système n'a aucune logique !"

Le coût économique des problèmes de sécurité

Mesut Öztürk, responsable de la sécurité du travail pour le TTK, l'organisme d'État, reconnaît aussi des lacunes dans certaines des exploitations qui échappent à son contrôle. "J'étais en réunion l'autre jour avec des directeurs d'exploitations privéesraconte-t-il. "L'un des patrons me dit : Tout est ok chez moi, il me manque juste un appareil de contrôle d'inflammabilité. Il a tout dit, c'est fini !"

Dans son bureau de Zonguldak, Mesut Öztürk martèle que la mort d'un mineur "n'est jamais une fatalité". Il énumère dix "critères de sécurité principauxqui tous, sans exception, doivent être respectés : La mine est-elle bien ventilée ? Y a-t-il au moins deux issues de secours ? Les personnels sont-ils bien formés ? Reprenant son anecdote, il poursuit : "Ce patron me dit alors: Pourquoi emploierais-je un expert en sécurité, qui va me coûter 3.000 livres ?" Réponse de Mesut Öztürk : "Il ne s'en rend pas compte mais cet expert-là peut lui faire économiser des millions !"

D'ailleurs, les défaillances de sécurité dans les mines de charbon turques pénalisent également l'économie du pays. D'après la sécurité sociale, ces dix dernières années, à cause des accidents et des maladies professionnelles, plus de 13.000 mineurs turcs ont bénéficié d'une pension d'invalidité.

Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/istanbul) mardi 6 mars 2013

lepetitjournal.com istanbul
Publié le 6 mars 2012, mis à jour le 27 février 2024

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