Cette journée du 8 mars est l’occasion de faire le point sur la question de la place des femmes dans la société turque. Si les avancées historiques de la République, fruit d’une révolution sociétale, ont été porteuses d’évolutions de fond, force est de constater la persistance de pratiques et mentalités qui, comme dans d'autres pays, peuvent empêcher l'affirmation des droits des femmes et constituer un frein pour leur émancipation.
Officialisée par les Nations Unies le 8 mars 1977, la journée internationale des femmes puise ses origines dans l'histoire des luttes ouvrières et des manifestations de femmes au tournant du XXe siècle. C’est une journée d’action, de sensibilisation et de mobilisation à travers le monde entier. L'occasion de faire un bilan sur la situation des femmes et de réaffirmer une nécessaire lutte pour l’égalité et la justice.
La Turquie, pionnière pour les droits des femmes. Quelle réalité aujourd'hui ?
En Turquie, comme dans la plupart des sociétés occidentales, les femmes ont longtemps subi des formes de patriarcats plus ou moins rigoureuses. Sous l’Empire Ottoman, le statut de la femme était avant tout encadré par la Charia et la polygamie était institutionnalisée. Ainsi, les femmes n’avaient aucun droit en matière de mariage et de divorce par exemple ; ce à quoi s'ajoutaient des règles d’héritage inéquitables, une parole dans le débat public passée sous silence et une absence d’accès aux postes officiels.
La dualité tradition-modernité fut l'un des sujets majeurs de la société turque au cours du dernier siècle de l'Empire Ottoman. Lors de la période des Tanzimat (1839-1876), si les différents débats portaient avant tout sur l’adoption d’un code civil, une relative émancipation des femmes a vu le jour. Aussi, au XIXème siècle, la condition féminine apparaît comme un des thèmes centraux de la littérature turque et du débat intellectuel. Fatma Aliye (1862-1936), connue pour être la première écrivaine turque, écrit notamment Muhadarat (Savoir inoubliable) et Nisvan-i Islam (Les musulmanes contemporaines), avec la volonté de dénoncer le mariage arrangé et l'insuffisante éducation des filles.
Au cours de la seconde monarchie constitutionnelle (1908-1920), des groupements de femmes tels que la Teali-i Nisvan Cemiyeti (menée par Halid Edip, femme de lettres, enseignante, femme politique et féministe turque) sont créés. Une vraie prise de conscience naît alors. Les femmes turques commencent à s’insérer dans la vie publique, économique ainsi que politique et les associations féminines fleurissent. Avec la proclamation de la République le 29 octobre 1923, de nombreuses lois viennent entériner ces évolutions. Le parti populaire des femmes, qui naît la même année, prône l’égalité des sexes. Enfin, c’est le Code Civil de 1926 qui proclame la monogamie, les droits égaux face au divorce, l’égalité dans l’héritage, etc. Le droit de vote est accordé aux femmes en 1934, soit 10 ans avant qu’il ne leur soit accordé en France.
La République fondée par Mustafa Kemal Atatürk a donc été à l’origine de nombreuses avancées qui ont pu constituer alors une véritable révolution, même s'il est important de rappeler que l’action des féministes turques a précédé les réformes étatiques. Toutefois, il est illusoire de penser que la voie de l'affirmation des droits des femmes et de leur émancipation est linéaire. Ainsi, aujourd’hui, en Turquie, les femmes ont globalement le choix en ce qui concerne leur style de vie, mais il est parfois très difficile pour elles de s’extraire des pressions familiales, sociales et religieuses, que ce soit en ville ou dans certaines régions rurales.
Tradition et modernité : une cohabitation nécessaire, mais complexe
La question du respect des droits et des libertés fondamentales est posée lorsqu’est abordée la compatibilité de la doctrine juridique musulmane avec les différentes normes internationales, dont principalement la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (adoptée en décembre 1979 par l’Assemblée générale des Nations Unies). En effet, au cours du XXème siècle, la condition de la femme dans les pays musulmans est devenue un enjeu politique et juridique majeur.
Cependant, les discriminations auxquelles les femmes sont confrontées, qui entrent souvent en contradiction avec les dispositions constitutionnelles, ne trouvent pas de véritable fondement dans la doctrine juridique musulmane. Cette dernière établit en effet une égalité des responsabilités des actes commis par les hommes et par les femmes. Les discriminations apparaissent plutôt comme le fruit d'un blocage de l’évolution d’une société qui reste assez fondamentalement patriarcale, où aucun pas de côté n’est pardonné aux femmes. Cette question du patriarcat, n’est pas propre à la société turque. Elle continue à faire débat dans le monde entier, à tout niveau, et dépasse la question de l’opposition tradition/modernité.
Marche féministe du 8 mars 2022 / Crédit : Sandro Basili
Violences faites aux femmes : des chiffres de plus en plus alarmants
Le 20 mars 2021, la Turquie s’est retirée de la Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (signée en 2011 à Istanbul et communément appelée "Convention d’Istanbul") et ratifiée, en 2014, par le Parlement turc. Cette convention a pour objet de contraindre les gouvernements à adopter une législation réprimant ces faits. Or, les différentes associations féministes ont noté que le nombre de féminicides a nettement augmenté depuis ce retrait. Dans une enquête publiée le 26 mai 2022, l’ONG Human Rights Watch a dénoncé un véritable manquement dans la protection des victimes de violences domestiques.
La plateforme turque "We Will Stop Femicide" (Nous arrêterons les féminicides), l’une des plus actives associations de lutte contre les violences faites aux femmes en Turquie, a souligné dans son rapport de 2022, que plus de 330 femmes ont été victimes de féminicides et que 254 morts ont été déclarées suspectes. C’est Istanbul qui enregistre le plus grand nombre de féminicides en 2022 (54 cas), avant Izmir (26 cas) et Ankara (23 cas). En grande majorité, ces actes ont lieu au domicile familial (209 femmes), mais aussi sur la voie publique ou sur le lieu de travail (46 femmes). Ces féminicides sont le plus souvent commis par des conjoints, mais aussi par des « ex », des pères, des frères, ou encore des fils.
Le nombre de féminicides a augmenté de 23% entre 2020 et 2022. En effet, la crise économique et la pandémie semblent avoir constitué des facteurs aggravants. Cette tendance tend à se confirmer alors que le rapport de janvier 2023 de "We Will Stop Femicide" annonce que 31 féminicides ont été commis et que 25 femmes ont été retrouvées mortes de manière suspecte.
Parallèlement, le Conseil d'Etat turc a définitivement rejeté tous les recours contre le retrait de la Turquie de la Convention d'Istanbul. Les associations ont cependant affirmé leur volonté d'aller jusqu'à la cour constitutionnelle et la Cour Européenne des Droits de l'Homme pour faire entendre leur voix.
Si l’émancipation des femmes semble correspondre aux aspirations d’une partie importante de la société turque, elle reste sur une ligne de crête dont il est difficile de prévoir l’évolution sur le long terme.