Les femmes dans la société indienne se trouvent à la frontière entre modernité et conservatisme. Dans certains domaines, elles ont obtenu une plus grande équité, mais les contradictions sociales restent très marquées, notamment dans le monde du travail, où ces tensions sont particulièrement insidieuses.
Selon des données publiées en 2024 par la Banque mondiale et l'Organisation internationale du travail (OIT), le taux d'emploi des femmes en Inde est inférieur à celui des femmes en Arabie Saoudite. Si l'État du Bihar était un pays indépendant, il aurait le taux de participation féminine au travail le plus faible au monde, après l'Afghanistan.
Une estimation imprécise de la population active
Le recensement national en Inde, prévu pour 2021, a été reporté à une date indéterminée après les élections générales de 2024. À ce jour, aucune date précise n’a été fixée pour le début des opérations, mais on espère qu’elles débuteront au mois d'octobre. En attendant, le recensement de 2011 reste la principale référence, complétée par les données périodiques de la Banque centrale et des institutions privées.
En ce qui concerne les femmes au travail, chaque enquête semble s’appuyer sur des données différentes, ce qui explique pourquoi les informations varient d’une source à l’autre. Pour commencer, la notion de ce qui constitue un « emploi » ou un « travail » n’a même pas de définition claire. Cela dépend de l'organisation qui mène l'enquête.
Utiliser des chiffres anciens ne serait pas un problème majeur, mais depuis 2016, l'économie indienne a subi plusieurs chocs : la démonétisation en 2016, l'introduction de nouveaux impôts, la crise des sociétés financières non bancaires, et bien sûr, la pandémie de COVID-19, qui a entraîné une migration massive des citoyens. Ces événements ont transformé le marché du travail, et les données obsolètes ne reflètent plus la réalité actuelle.
Malgré cela, les tendances générales restent claires : très peu de femmes travaillent, beaucoup ne sont pas rémunérées, et il n’existe pas de politique cohérente pour encourager un changement rapide, malgré l’importance cruciale de la participation des femmes pour le développement global du pays.
La population active en Inde
En Inde, environ 90 % de la population active travaille dans le secteur non organisé, rendant encore plus difficile l’évaluation précise du nombre et des conditions des femmes au travail. Aucune autre grande économie au monde n'a une proportion aussi élevée de travailleurs dans le secteur informel. Même des pays plus pauvres, comme le Bangladesh, présentent un taux inférieur de travailleurs dans l'économie non organisée.
Et le taux de participation des femmes ?
Il est indiscutable qu’en 2024, le taux de participation des femmes au travail (TPFT) en Inde reste très faible, quelle que soit la définition de « travail » ou « emploi ». De plus, le nombre de femmes effectuant un travail non rémunéré, aussi bien en zones rurales qu'urbaines, demeure très élevé.
Actuellement, alors que le taux de participation des femmes au travail dans le monde atteint en moyenne 53 %, le TPFT en Inde se situe entre 20 % et 30 %, principalement grâce à la participation plus élevée des femmes rurales. Pour les femmes, faire partie de la population active est déjà rare, mais avoir un emploi régulier relève de l'exception.
Quant au taux d’activité des femmes urbaines, il est désespérément bas. Si presque toutes les femmes analphabètes travaillent, qu’elles soient rémunérées ou non, celles ayant poursuivi des études secondaires ou supérieures, souvent concentrées dans les milieux urbains, sont 13 fois plus susceptibles d'être au chômage qu’une femme ayant seulement terminé ses études secondaires.
Le mariage et la fin du rêve d’un travail rémunéré
En Inde, un groupe de femmes est particulièrement absent du marché du travail : celui des femmes mariées. Elles se retrouvent hors du monde du travail rémunéré en raison du mariage, de la grossesse, et la maternité en est généralement le coup de grâce. Pour les rares femmes qui travaillent, les obstacles se présentent bien avant le mariage, mais dès qu'elles se marient, les difficultés se multiplient. Sachant que l'âge moyen du mariage pour les femmes en Inde est de 22,8 ans, on comprend l'ampleur du défi.
Se Marier en Inde : trouver un époux ou une épouse
L'absence de structures d'accueil adaptées pour les jeunes enfants, les pressions sociétales, ainsi que les normes entourant le travail des femmes hors du foyer, sont autant d'éléments qui contribuent à ce phénomène. Pour celles qui parviennent à travailler, les défis se succèdent.
Voyons donc comment ce combat entre tradition et modernité se manifeste au quotidien, et ce que cela signifie d'être une femme qui travaille en Inde.
Le licenciement d’une infirmière pour cause de « mariage »
Il a fallu 26 longues années, mais finalement, le 14 février 2024, la Cour suprême de l'Inde a mis fin à l’affaire d’un officier permanent des services infirmiers militaires, congédiée en 1988 pour cause de « mariage ».
Dans l’arrêt concernant l’affaire Union of India and Others vs Ex. Lieutenant Selina John, le tribunal a rappelé qu'une règle avait été adoptée en 1977, autorisant le licenciement des infirmières militaires sur la base du « mariage », mais que cette règle avait été abrogée en 1995.
Bien que la règle ait été supprimée il y a longtemps, la solution définitive pour Mme John, l’infirmière licenciée, n’est intervenue qu’en février de cette année, lorsque le tribunal a jugé son renvoi erroné et illégal, et elle a finalement reçu une compensation financière.
Foxconn et les allégations de biais d'embauche à l'encontre des femmes mariées en 2024
L'article 5 de la Loi sur l'égalité de rémunération de 1976 stipule : « aucune discrimination ne peut être faite lors du recrutement de travailleurs, qu'ils soient hommes ou femmes ». Voilà ce que dit la loi de 1976. Mais qu'en est-il dans la réalité chez Foxconn, principal fournisseur d'Apple, et de ses pratiques d'embauche pour son usine d'assemblage d'iPhone au Tamil Nadu ?
Des allégations parues dans la presse, selon lesquelles un système de discrimination envers les femmes mariées serait répandu dans le processus de recrutement de la nouvelle usine près de Chennai, ont conduit le ministère indien du Travail et de l'Emploi à demander un rapport au gouvernement de l'État du Tamil Nadu.
Selon ces allégations, les femmes mariées n'ont pas été embauchées pour travailler sur le site de Foxconn India, sous prétexte qu'elles ont déjà une lourde charge de travail à la maison, qu'elles risquent de tomber enceintes, et, de manière incroyable, parce qu'elles portent des bijoux qui pourraient gêner le fonctionnement des machines dans l'usine.
Le fait que personne n’ait pensé à simplement demander aux femmes de retirer leurs bijoux, ou que des femmes ayant un emploi rémunéré soient généralement plus affirmées sur les dépenses du ménage, montre à quel point les préjugés sur le rôle des femmes dans la société et la discrimination au travail sont profondément enracinés.
Que l'employeur ait cru pouvoir se soustraire à la loi avec un tel mépris témoigne des obstacles auxquels les femmes sont confrontées lorsqu’elles cherchent un emploi rémunéré.
Être mariée est souvent déjà une excuse pour ne pas embaucher une femme. Et si, par chance, une femme mariée trouve un emploi, il faut encore espérer que ce même mariage ne devienne pas un motif de licenciement. Mais qu’en est-il lorsqu’une femme tombe enceinte ?
Les femmes sont-elles malades lorsqu'elles tombent enceintes ?
Les questions qui continuent d'être posées concernant la grossesse restent déroutantes. C'est notamment le cas de la question de savoir si la grossesse peut être considérée comme une maladie, à laquelle la Haute Cour de l'État d’Uttarakhand a répondu cette année, en 2024.
Dans sa décision, la Cour a finalement annulé la règle qui empêchait les femmes enceintes d’être jugées aptes à occuper des emplois gouvernementaux, marquant ainsi une avancée majeure pour les travailleuses.
Le tribunal répondait à une plainte déposée par l'infirmière Misha Upadhyay, à qui un poste dans un hôpital public avait été refusé sous prétexte qu’elle était enceinte de 13 semaines. Bien qu’elle ait déjà reçu une lettre de nomination, l’hôpital a cité un certificat la déclarant « temporairement inapte à rejoindre son poste », malgré l’absence de tout problème de santé en dehors de la grossesse.
Dans un arrêt qui renforce la confiance des femmes et représente un grand pas vers l'égalité des sexes, la Cour a affirmé qu’« une femme ne devient pas inapte lorsqu'elle est enceinte ». Elle a ajouté ce que toute femme ayant vécu une grossesse sait déjà : « être enceinte ne doit pas être considéré comme une maladie, puisque pendant et après la grossesse, les femmes sont physiquement et mentalement capables d'accomplir leurs tâches ».
L'obligation du port des vêtements traditionnels indiens pour les femmes au travail
La micro-gestion de la vie des femmes par des lois et des règlements est une réalité qui affecte également le monde du travail.
Ainsi, un arrêté gouvernemental des autorités de l'État du Tamil Nadu, publié en 2019, exigeait que toutes les fonctionnaires portent des vêtements jugés appropriés pour maintenir le décorum au travail. Par la suite, dans certains districts scolaires, les autorités ont déterminé que les femmes devaient exclusivement porter des saris, qu'elles considèrent comme la seule tenue convenable.
Le ministre de l'Éducation scolaire a dû intervenir en 2024, déclarant que les enseignantes des écoles publiques du Tamil Nadu pouvaient porter les vêtements de leur choix, à condition qu'il s'agisse de saris, de churidars avec dupatta, ou de salwar kameez – tous des vêtements traditionnels indiens.
Finalement, la question n’était pas que les enseignantes pouvaient véritablement choisir leur tenue. Cette option n’a jamais été envisagée. La liberté de choix pour les femmes restait strictement limitée aux vêtements conformes aux réglementations en vigueur et aux idées prédéfinies de moralité et de bienséance.
Harcèlement sexuel des femmes au travail
Et que dire de ce problème, rencontré si souvent par les femmes qui travaillent, en poussant un grand nombre à renoncer totalement à ce qui leur a déjà coûté tant d’efforts ?
Ce sont finalement les femmes urbaines qui ont le plus bénéficié des avancées, mais la lutte pour les droits des femmes sur le lieu de travail a débuté dans un endroit très improbable. Comme dans de nombreux litiges dans l’Inde rurale, il s’agissait au début d’un mélange de discrimination de caste et de dérision envers les femmes.
La loi de 2013 sur la prévention, l’interdiction et la réparation du harcèlement sexuel des femmes sur le lieu de travail (PoSH – 2013) est née en réponse à l’affaire Bhanwari Devi de 1992. Cette affaire ne doit pas être confondue avec celle du meurtre de Bhanwari Devi, également au Rajasthan, qui impliquait un mélange de politique, de sexe et de corruption, et s’est terminée par l’assassinat d’une infirmière assistante.
Le cas Bhanwari Devi a l’origine de la loi contre le harcèlement sexuel
L'affaire Bhanwari Devi, qui a motivé la décision de la Cour suprême, concernait le viol collectif d'une assistante sociale par des membres d'une famille enragés de sa décision d’empêcher la réalisation d’un mariage d'enfants dans leur famille.
Au moment du crime, Mme Devi travaillait comme employée du département des femmes et des enfants du gouvernement du Rajasthan. Elle avait pour mandat explicite de faire prendre conscience à la communauté des problèmes courants rencontrés par les femmes dans la société. Parmi les problèmes les plus pressants se trouvaient la planification familiale, l'éducation des filles, le fœticide féminin, et surtout, les mariages d’enfants qui à l’époque était monnaie courante dans la région, Mme Devi ayant également été mariée avant d’atteindre la puberté.
Ainsi, dans le cadre de son travail, elle s'est adressée aux familles de son village dans le but de les dissuader de marier une fillette de 9 mois avec un autre enfant. Les familles persistant dans cette idée, elle a ensuite appelé les autorités afin d’empêcher ce mariage. Cette intervention a provoqué la colère de la famille de la jeune fille. S'en est suivi le viol collectif de Mme Devi, en représailles à son travail.
Même si la plainte de Mme Devi n’a jamais abouti à la condamnation des hommes qui l’ont violée, cette affaire a mobilisé la société civile dans le but de fixer un cadre légal à la protection des femmes au travail.
Le harcelement sexuel sur le lieu de travail
En 1997, la Cour suprême de l'Inde a finalement établi ce que l'on appelle désormais les lignes directrices Vishakha, qui fixaient les règles à respecter sur tous les lieux de travail jusqu'à ce qu'une loi soit promulguée.
Une police à Chennai pour les victimes d'agression sexuelle
Cette loi a pris son temps, piusqu'elle est entrée en vigueur seulement fin 2013. Elle définit le harcèlement sexuel comme tout comportement importun de nature sexuelle, qu'il soit physique, verbal ou non verbal. La législation est très complète et prend en compte le fait que très peu d'Indiens travaillent sur un lieu de travail traditionnel. Elle élargit donc la définition du lieu de travail au-delà des bureaux pour inclure les lieux de travail non conventionnels. Elle s'applique également aux organisations publiques et privées, et couvre tous types de travail, qu'il soit régulier, temporaire, ponctuel, ou de toute autre nature.
Qu’en est-il de la mise en œuvre de cette loi ?
Comme c’est souvent le cas avec les lois indiennes, leur portée réelle et leurs limites se révèlent à travers la pratique. Et les problèmes commencent à la racine.
Si chaque lieu de travail de plus de 10 employés est censé disposer d'un comité interne pour traiter les plaintes de harcèlement, il n’est pas clairement établi qui est chargé de garantir la conformité à la loi, ni qui veille au respect de ses dispositions.
Résultat, plus de la moitié des fédérations sportives nationales indiennes n’ont pas constitué de comités internes, en violation flagrante de la loi !
Nous aborderons les décisions des tribunaux dans une suite à cet article.
Cependant, les femmes trouvent peu à peu leur voie. De nos jours, davantage de femmes que d’hommes fréquentent les universités en Inde, et plus de 40 % des diplômés des filières STEM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques) sont des femmes. Les prochaines générations, avec leurs attentes grandissantes, devraient voir une plus grande participation féminine dans le monde du travail.
Un secteur montre déjà la voie : en Inde, 15 % des pilotes sont des femmes, le taux le plus élevé au monde !