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En Inde : la justice du bulldozer

La "justice au bulldozer" consiste à démolir une maison ou un commerce, simplement parce qu'un membre de la famille a enfreint la loi. En théorie, cette méthode, illégale, n'est employée que contre les personnes accusées de crimes graves, tels que le viol ou le meurtre. Mais elle est aussi largement utilisée en cas de violence communautaire.

bulldozer immeublebulldozer immeuble
Écrit par Liliam Boti Llanes
Publié le 10 octobre 2024, mis à jour le 15 octobre 2024

Le bulldozer est un type d'engin lourd que l'on voit rarement dans nos villes européennes. Je me souviens que mon fils s'arrêtait toujours pour l'observer attentivement chaque fois que nous en croisions un. Il en était fasciné. Avance rapide vers notre vie en Inde : ici, c'est moi qui suis stupéfaite, par l'utilisation fréquente du bulldozer comme outil politique.

 

Les CPB Photo Awards : droit dans l’œil de la tourmente

Depuis mon arrivée en Inde, j'ai suivi avec attention l'utilisation du bulldozer dans plusieurs États, mais ce n'est qu'à l'occasion d'un événement marquant que toutes mes idées se sont cristallisées. Lors de la cérémonie de remise des prix annuels de photographie, organisée par la Chennai Photo Biennale Foundation (CPB) en partenariat avec le journal The Hindu, j'ai finalement saisi l'ampleur symbolique de cet engin dans la société indienne.

Pour la 4e édition des CPB Photo Awards 2023-2024, l’objectif des organisateurs était de célébrer l'excellence de la photographie en Inde, tout en mettant en lumière les talents régionaux. Huit catégories étaient à l'honneur, dont deux réservées aux images individuelles et aux essais photographiques.

C’est une photo de la catégorie « Infos et actualités. Image unique », récompensée par le prix attribué à Vishal Bhatnagar, qui m’a permis de relier toutes mes observations sur l'omniprésence du bulldozer dans la vie politique indienne. L'image primée montre Yogi Adityanath, ministre en chef de l'Uttar Pradesh, lors d'une campagne politique à Jaipur. Sur ce cliché, le ministre en chef participe à un meeting à bord d'un bulldozer, en soutien à un autre candidat du BJP (le parti au pouvoir auquel ils appartiennent tous deux) avant les élections législatives de l'État voisin du Rajasthan. La photographie a été prise le 23 novembre 2023.

 

Photo de Vishal Bhatnagar, primée lors du CPB photo awards Edition IV 2023-2024
Photo de Vishal Bhatnagar, primée lors du CPB photo awards Edition IV 2023-2024


L’histoire raconte que Yogi Adityanath est souvent crédité du mérite douteux d’avoir inauguré l’usage du bulldozer comme instrument politique et comme arme punitive contre les personnes accusées de crimes. Cette tendance s'est rapidement propagée à d'autres États comme le Madhya Pradesh, le Gujarat et le Rajasthan. Ces quatre États figurent parmi les plus peuplés de l’Inde, regroupant une population totale qui dépasse celle de l’Union européenne. Si l’Uttar Pradesh, avec ses 240 millions d'habitants, était un pays indépendant, il se classerait au sixième rang mondial en termes de population. Ainsi, l’utilisation du bulldozer comme outil de répression concerne désormais une partie importante de la population de la « ceinture hindoue ».

Cette pratique est devenue si omniprésente et controversée qu’elle a une fois de plus été portée devant la Cour suprême de l'Inde en septembre 2024.


La position de la Cour suprême sur les démolitions

L'essor rapide de la « justice au bulldozer » a pris une telle ampleur qu'en septembre 2024, la Cour suprême de l'Inde a ordonné un arrêt temporaire des démolitions de propriétés à travers le pays, à moins qu'une autorisation préalable ne soit obtenue. Cet arrêt devait rester en vigueur jusqu'au 1er octobre, date de l'audience suivante, au terme de laquelle l'interdiction a été prolongée.

Toutefois, la décision de la Cour suprême ne faisait pas obstacle à l'action légale entreprise par les autorités en cas d'empiètements sur les routes ou les terres publiques. La Cour a confirmé que toute structure construite illégalement sur des terrains publics, y compris les structures religieuses, pouvait être démolie sans préavis.
 

Bulldozer détruisant une maison
Image : Pexels


Démolitions au bulldozer : les lois en vigueur

À première vue, la décision de la Cour suprême pourrait laisser penser que le pays n’a pas de lois établissant des procédures claires pour l’expropriation de propriétés privées et l’indemnisation des propriétaires. Cependant, plusieurs lois existent sur ce sujet, à commencer par le « droit de propriété », qui est un droit constitutionnel inscrit à l’article 300A de la Constitution. Bien que ce droit ait été retiré de la liste des droits fondamentaux en 1978, il reste un droit constitutionnel, garantissant que personne ne peut être privé de sa propriété sans les protections prévues par la loi.

De plus, la « Loi sur le droit à une compensation équitable et à la transparence dans l’acquisition, la réhabilitation et la réinstallation des terres, 2013 », aussi appelée « Loi sur l’acquisition des terres de 2013 », fixe clairement les objectifs d’utilité publique et limite le pouvoir du gouvernement en matière d’expropriation.

 

Qu’est-il arrivé ces dernières années pour que la Cour prenne une position ferme ?

La Cour suprême avait déjà exprimé à deux reprises en janvier 2024 sa désapprobation quant à l'usage illégal du bulldozer pour la destruction de maisons et de propriétés. Face à la persistance de cette pratique, la Cour a décidé d'établir des lignes directrices nationales pour empêcher les États d'y recourir de manière abusive. En attendant, toute démolition est interdite sans autorisation préalable de la Cour.

Cette décision a été prise après qu'une famille du Gujarat, menacée par les autorités municipales de voir leur maison détruite au bulldozer, a saisi le tribunal. Dans cette affaire, un membre de la famille était accusé d’un crime, et toute la famille se retrouvait en danger à cause de la menace de démolition.

Les requérants, appuyés par des associations non gouvernementales, ont demandé au tribunal des mesures pour mettre fin à cette pratique. Leur argument était simple et logique : d’une part, l'implication présumée dans une infraction ne devrait pas justifier la démolition de la maison ou du commerce d'une personne ; et d’autre part, même une condamnation ne devrait pas entraîner une telle mesure. Si une démolition doit avoir lieu, un préavis doit être donné aux propriétaires et aux occupants concernés.

 

Un homme au milieu d'une maison détruite
Image : Pexels


Voyons maintenant comment le bulldozer a été utilisé dans la pratique.

 

La tragédie de Pune : l’utilisation du bulldozer en réaction à un crime et une crise politique

En 2024, un événement tragique a secoué Pune lorsqu'un mineur, au volant de la voiture de luxe de ses parents et en état d’ébriété, a percuté deux jeunes ingénieurs à moto, les tuant sur le coup.

Cette affaire n’a pas seulement été marquée par la mort des jeunes : elle a aussi révélé les failles d'un système profondément corrompu. Le crime a mis en lumière le sentiment d'impunité dont jouissent les riches en Inde, capables de contourner les lois. Les parents du mineur ont soudoyé médecins et policiers, tenté de dissimuler des preuves et de faire porter le chapeau à leur chauffeur. En conséquence, les parents et le grand-père sont désormais accusés de complot, de falsification, de destruction de preuves et d’enlèvement, en plus de l'accusation de meurtre visant l'adolescent.

Face à l'indignation croissante du public face à tant d'illégalités, les élus locaux ont jugé nécessaire d'agir. Cependant, ce qui s'est produit par la suite est plutôt déroutant.

L'accident s'est produit le 19 mai. En raison de la crise politique qui en a découlé, le ministre en chef de l'État a ordonné aux autorités locales de prendre des mesures. Ainsi, un complexe hôtelier appartenant à la famille de l'adolescent s’est retrouvé au cœur des représailles. Le ministre a exigé des actions si les constructions s'avéraient illégales.

 

Bulldozer en action
Image : Pexels

Quelques jours plus tard, l'administration du district de Sitara, dans le Maharashtra, a procédé à la démolition des structures jugées illégales du complexe hôtelier, en place depuis des années malgré leur statut illégal. Les autorités ont justifié leur action en affirmant que le terrain était loué à des fins résidentielles alors qu'il était utilisé à des fins commerciales.

Il est difficile de savoir si « agir » ou « prendre des mesures » signifiait dans cette affaire respecter les procédures légales. Les constructions ont été démolies rapidement, ajoutant une nouvelle couche d’illégalité à une affaire déjà très controversée et tragique.

 

L'agression au couteau d'un lycéen dans un lycée d'Udaipur

En août 2024, un adolescent a poignardé un camarade à l'issue d'une bagarre à l'école. Les événements qui ont suivi s'inscrivent dans un contexte de tensions entre la majorité hindoue et la très importante minorité musulmane dans certaines régions du pays. La réaction du gouvernement s'aligne avec la politique de la justice au bulldozer.

Tout a commencé par une dispute au sujet de cahiers. Ensuite, la situation a dégénéré : un adolescent gravement blessé, un autre placé en garde à vue, son père a été arrêté pour complicité de meurtre. La ville a alors été secouée par une vague de violences religieuses et communautaires, avec des véhicules et des magasins incendiés, un couvre-feu imposé sur l’ensemble de la ville, ainsi qu'une coupure d'Internet. En parallèle, le bulldozer s'est dirigé vers la maison de la famille de l'adolescent suspecté de meurtre. Tout cela s'est déroulé à Udaipur, une ville comptant près de 800 000 habitants.
 

Bulldozer en action, de nuit
Image : Pexels

Pour éviter de nouveaux troubles sociaux, le gouvernement a opté pour une mesure particulièrement sévère : la démolition au bulldozer de la maison louée par l'accusé. Cette décision s'est avérée non seulement injuste pour la famille de l'adolescent accusé, mais elle a également touché un propriétaire qui n'avait aucun lien avec le conflit initial.

Le propriétaire a été informé de la démolition le jour même de son exécution. Suite à cet événement, de nombreuses vidéos ont circulé sur les réseaux sociaux, mais l'une d'elles a particulièrement attiré l'attention en mettant en lumière l'injustice de la mesure. Un homme, se présentant comme le propriétaire de la maison, a révélé que quatre autres familles résidaient également dans la maison démolie.

 

Le propriétaire de Kanchipuram et le non-paiement du loyer par le locataire

Lorsque le gouvernement agit sans respecter la loi et la procédure, la population peut-elle en faire autant ? C’est en tout cas ce qu'a estimé, en juin 2024, un propriétaire du Tamil Nadu, qui a démoli l'escalier donnant accès au premier étage d'un immeuble de sa propriété parce que ses locataires ne payaient plus leur loyer. Voilà un citoyen suivant l'exemple du gouvernement. En coupant l’accès à son domicile, le propriétaire a laissé une personne âgée handicapée et sa famille coincées sur les lieux. Il a fallu l'intervention de la police et les pompiers pour les évacuer à l'aide d'une corde.

Au lieu d'interrompre la démolition, la police s'est contentée de jouer les médiateurs. Ils ont réussi à obtenir un compromis : le propriétaire a cessé la destruction et a fourni un escalier métallique temporaire pour que la famille puisse accéder à son domicile.

À ce stade, où les gens se sentent en droit de mettre en danger la sécurité d'autres citoyens, il est grand temps de s'attaquer à ce sentiment d'anarchie. Espérons que la Cour suprême montrera la voie à suivre.

 

Une maison détruite. Image : Pexels
Image : Pexels

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