1er mai 1954. Cette fois, c’est la fin. Les hommes de Dien Bien Phu sont à bout : à bout de force, à bout de munitions et parfois même à bout de courage. Comme la chèvre de Monsieur Seguin, ils ont résisté vaillamment, mais le loup est toujours là, prêt à bondir sur sa proie. Quelques jours plus tôt, le 26 avril, la Conférence de Genève s’est ouverte ...
Avec le 70è anniversaire de Dien Bien Phu arrivant bientôt, Le Petit Journal dresse cette série de six épisodes intitulée "Dien Bien Phu : chronique d’une défaite annoncée". Retrouvez le premier, second, troisième, quatrième et cinquième épisode de cette série.
Autour de la table des négociations de la Conférence de Genève, des représentants des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’U.R.S.S, de la République populaire de Chine (qui fait à cette occasion ses premiers pas sur la scène diplomatique), mais aussi des deux Corées, du Laos, du Cambodge, du Vietnam baodaïste et de la République démocratique du Vietnam, autrement dit du Vietminh.
Il est tout d’abord question de la péninsule coréenne, mais tous les regards sont tournés vers Dien Bien Phu, où on sent bien que le dénouement est proche. La délégation française, conduite par Georges Bidault, le ministre des Affaires étrangères, fait déjà pâle figure. Il faut dire que sur place, à Dien Bien Phu donc, Vo Nguyen Giap est prêt pour l’assaut final : la victoire ne peut plus lui échapper. Il a réduit le camp retranché à une peau de chagrin en le grignotant patiemment. Il ne lui reste plus qu’à porter le coup de grâce.
C’est un véritable « bouquet final » que Giap a prévu d’offrir à la garnison du camp, et pour ce faire, il leur a réservé une fin en apothéose, avec même une dernière surprise du chef : les grands orgues de Staline !
Ces « grands orgues », également connus sous le nom de Katouchia, sont l’un des fleurons de l’artillerie soviétique. Ils consistent en fait en un lance-roquettes multiple aux effets dévastateurs. Pour l’heure, ils sonnent le requiem de la garnison du camp retranché, un requiem aux accents de dies irae.
Pour l’état-major français, Castries en tête, qui était persuadé que le Vietminh ne possédait pas d’artillerie digne de ce nom, la gifle est d’autant plus cinglante.
Derniers combats
C’est donc le 1er mai, au soir, que Giap lance son offensive, avec, en guise de prélude, une préparation d’artillerie particulièrement intense, qui dure trois heures. Les divisions 312 et 316 attaquent la face est du camp (ou de ce qu’il en reste.), tandis que la 308 se rue sur la face ouest. Côté français, ni l’artillerie, ni les fantassins n’ont les moyens de faire face à cet assaut massif et généralisé. Dès la première nuit, Eliane 1 tombe. Dominique 3 et Huguette 5 suivront le lendemain.
Le haut commandement décide alors de lancer un dernier bataillon de parachutistes dans la fournaise : pour l’honneur. C’est le 1er bataillon de parachutistes coloniaux du commandant de Bazin de Bezons qui est ainsi désigné pour une mission qui s’apparente à une opération kamikaze, tant la situation est désespérée.
La 2e compagnie du lieutenant Edme saute dans la nuit du 2 au 3. La 3e compagnie du capitaine Pouget (l’aide de camp du général Navarre) en fait autant la nuit suivante, suivie d’une partie de la 4e compagnie du capitaine Tréhiou dans la nuit du 4. Le largage de la 1ère compagnie, celle du lieutenant Faussurier, est en revanche annulée et les avions doivent faire demi-tour. Castries a préféré que l’on envoie des fusées éclairantes pour aider les combattants qui sont un peu partout au corps-à-corps.
Huguette 4 tombe dans la nuit du 4, alors qu’Eliane 2 résiste toujours. Mais plus pour très longtemps. Dans la nuit du 6, une charge de deux tonnes de TNT, placée dans une sape creusée sous la colline, fait sauter la position, tenue par la compagnie du capitaine Pouget, lequel est fait prisonnier. Le matin du 7, Eliane 10, Eliane 4 et Eliane 3 sont conquis à leur tour. Désormais, le Vietminh tient tous les points d’appui sur la rive est de la Nam Youn.
Pas de capitulation, pas de drapeau blanc
Cette fois, c’est fini, Castries doit se résigner. Dans une ultime conversation téléphonique avec Cogny, il reçoit l’ordre d’arrêter les combats.
- Allô, allô, Castries ?... Allô Castries ?
- Mon général?
- Dites-moi, mon vieux, il faut finir maintenant, bien sûr. Mais, tout ce qu’il y a de sûr, c’est que tout ce que vous avez fait jusqu’à présent est magnifique. Il ne faut pas tout abîmer en hissant le drapeau blanc. Vous êtes submergés, mais pas de capitulation, pas de drapeau blanc.
- Ah ! Bien, mon général. Seulement, je voulais préserver les blessés.
- Oui, je sais bien. Alors faites au mieux. Ce que vous avez fait est trop beau pour qu’on fasse ça. Vous comprenez, mon vieux ?
- Bien, mon général.
- Allez, au revoir, mon vieux, à bientôt.
Aujourd’hui encore, les historiens s’interrogent : y-a-t-il eu un drapeau blanc, ne serait-ce qu’un court instant, comme le sergent Kubiak l’a affirmé ? Castries a emporté son secret dans la tombe.
Un silence assourdissant
Partout les hommes reçoivent l’ordre de détruire les armes et le matériel, ce qu’ils font, la rage au ventre. Le lieutenant Allaire, qui est l’un des adjoints de Bigeard, lui demande une confirmation écrite : à moins de ça, il refuse de cesser le combat. C’est la division 308 qui va finalement investir l’ensemble du camp retranché, où toute résistance a cessé. Il est 17h30, ce 7 mai. Après 57 jours et 57 nuits de combat, Dien Bien Phu est tombé.
Un silence assourdissant s’abat alors sur le champ de bataille, où les hommes de la garnison française sont faits prisonniers. Parmi eux, un jeune cameraman du service cinématographique des armées du nom de Pierre Schoendoerffer, qui s’apprête à vivre l’enfer de la captivité, et qui va devenir, plus tard, « le » cinéaste de la guerre d’Indochine et plus singulièrement de Dien Bien Phu, dont il fera l’une des œuvres majeures de sa production (1992).
Mais pour l’heure - nous sommes le soir du 7 mai - Giap tient sa victoire. Pas tout à fait, toutefois, car au sud du camp, Isabelle tient toujours, mais ce ne sera qu’un ultime baroud d’honneur, qui prendra fin dès le lendemain.
A une quarantaine de kilomètres de là, les hommes du colonel de Crèvecoeur (il y a des noms, comme ça.) sont en marche depuis le 28 avril. Ils ont été dépêchés en urgence par le général Navarre pour tenter de venir au secours de la garnison. Ils arriveront trop tard. Tout au plus pourront-ils récupérer quelques évadés, hagards.
Le 14 juillet des peuples colonisés
A Paris, il est près de 17 heures lorsque Joseph Laniel monte à la tribune de l’Assemblé Nationale. « Toute résistance a cessé à Bien Bien Phu », annonce-t-il aux députés, qui se lèvent alors comme un seul homme, à l’exception notable des députés communistes, pour entonner La Marseillaise.
Dès le lendemain, la presse se fait l’écho de la chute, et dans le monde entier, c’est un véritable coup de tonnerre. Ce 7 mai va devenir le 14 juillet des peuples colonisés. La propagande communiste, elle, va en tout cas exploiter la victoire du Vietminh comme il se doit, en faisant celle de David contre Goliath. Les Soviétiques ont même dépêché pour l’occasion le cinéaste Roman Karmen, lequel va réaliser quelques prises de vue saisissantes dans les jours qui suivent la bataille, en mettant à contribution soldats vietnamiens et prisonniers français.
Tout comme cette image - ô combien emblématique - qui nous montre un bo doï plantant le drapeau rouge à étoile jaune sur le poste de commandement de Castries, celle où l’on voit défiler une interminable colonne de prisonniers relève purement et simplement d’une mise en scène - particulièrement soignée, il faut bien l’admettre.
Un bilan effrayant
L’heure est désormais aux comptes. Côté français, 14.014 hommes, en tout (en comptant les renforts) ont été engagés dans la bataille. 2.293 y ont trouvé la mort et 5.195 ont été blessés. Sur les 11.721 prisonniers du 7 mai, il y aura 3.290 survivants pour 7.801 morts ou disparus.
Côté vietminh, on estime à 80.000 le nombre total de combattants pour l’ensemble de la campagne, services logistiques compris. Les chiffres officiels font état de 4.020 morts, 9.118 blessés et 792 disparus, mais sans doute sont-ils, ces chiffres, bien en deçà de la réalité.
Voilà pour un bilan « comptable ». Sur le plan politique, la France est bien évidemment très affaiblie au moment d’entamer les négociations de Genève. Militairement parlant, elle n’a plus aucune crédibilité et chacun sent bien que si elle a perdu une bataille, elle a perdu la guerre par la même occasion.
Il ne lui restera plus, dès lors, qu’à quitter l’Indochine par la petite porte, ce qu’elle fera en deux temps : en octobre 1954, dans la partie nord du Vietnam, puis en 1956, dans la partie sud. Car le Vietnam va sortir coupé en deux de cette conférence de Genève, avec un nord communiste et un sud au régime pro-américain, séparés au niveau du 17e parallèle.
Dans l’immédiat, le général Navarre est relevé de son commandement en Indochine. Considéré comme le principal responsable de la défaite, il va être longuement interrogé par une commission militaire créée pour la circonstance, de même que le général.
Cogny et le général de Castries
Castries. L’homme aurait fait merveille, au XVIIIe siècle, au temps des Guerres en dentelle. Les tracts provocateurs qu’il envoyait au-dessus des lignes vietminh avant le début de la bataille valaient bien le « Messieurs les Anglais, tirez les premiers » du comte d’Anterroches. Dire qu’il n’a pas été dans le coup à Dien Bien Phu relève d’un doux euphémisme. Lorsqu’on lui demandera à quoi servait Castries pendant la bataille, Langlais l’exécutera d’ailleurs d’un laconique « il envoyait nos messages à Hanoï ».
Quant à Navarre et Cogny. C’est le second sur lequel vont pleuvoir les reproches, et d’abord celui d’avoir commis une impardonnable faute de goût en désavouant son supérieur hiérarchique.
Les vaincus de Dien Bien Phu - beaucoup d’entre eux, en tout cas - iront ressasser leur amertume en Algérie. Ils ont souffert le martyr pour ne servir, en fin de compte, que l’impérialisme le plus bête qui soit, qui non content de déguiser son refus de perdre ses plantations d’arbres à caoutchouc, ses rizières, ses lycées et ses chrétientés en une croisade contre le communisme, va s’obstiner à vouloir perdurer quelque temps encore.
Aujourd’hui, 70 ans après, Dien Bien Phu est une bourgade prospère du nord-ouest du Vietnam. La République socialiste a bien entendu érigé des monuments et des stèles à la mémoire de ses soldats, ce qui est la moindre des choses. L’ancien champ de bataille est désormais un site touristique, où affluent des visiteurs venus du monde entier.
Un peu à l’écart, on peut trouver un monument à la mémoire des soldats français, qui a été érigé en 1994 à l’initiative d’un ancien sous-officier de la légion étrangère, un certain Rolf Rodel, et inauguré en 1999.