Que l’on soit mort ou encore en vie, faire disparaître une identité numérique n’est pas une mince affaire. Lepetitjournal.com s’est interrogé sur ce sujet de société avec ceux qui en parle le mieux : Jean-Charles Chemin, spécialiste de la sécurisation des données numériques et Hugo, qui a disparu volontairement des réseaux sociaux.
Avec l'avènement des réseaux sociaux et des nouvelles technologies, les données transmises sur le numérique sont très nombreuses. Qu’elles soient issues des réseaux sociaux ou transmises à des organisations, notamment à valeurs marchandes. Bref, des données privées dont il est impératif de se soucier.
Et lorsque nous souhaitons faire disparaître une présence digitale, le chantier peut s’avérer vaste et périlleux. D’autant qu’en 2024, 90% des Français sont connectés à Internet. S’il est aujourd’hui si commun d’avoir une présence numérique, est-ce, pour autant, si simple de la supprimer complètement ?
Effacer une présence numérique, ça donne quoi en pratique ?
Dans la loi, le droit de demander à un organisme l'effacement de données à caractère personnel est possible au sein de l’Union Européenne. C’est ce que l’on appelle le “droit à l’oubli”. Il est garanti par le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et est entré en vigueur en mai 2018 après des questionnements commencés dès 2016. Initialement prévue à l’intérieur des frontières européennes, cette législation a rapidement “eu un impact au-delà”. “Les GAFAM* ont dû s’adapter et ce n’est pas rien” assure Jean-Charles Chemin, spécialiste de la sécurisation des données numériques.
Ainsi, tout va mieux dans le meilleur des mondes ? Pas vraiment. Malgré ce droit, éliminer totalement les données personnelles d’un individu décédé n’est pas chose aisée. La raison est assez simple : si ces données sont personnelles et privées, elles ne sont pas connues de tous, dont sa famille et ses proches. Faire disparaître une présence dont nous n’avons pas conscience, cela pose déjà quelques limites…
*acronyme reprenant l'initiale des « géants du net », les plus puissantes multinationales des technologies de l'information et de la communication Google, Apple, Facebook, Amazon, et Microsoft.
“J’ai eu l’impression d’enterrer la personne une deuxième fois”
Nos données que nous transmettons sur le numérique ne se résument pas seulement à nos profils sur les réseaux sociaux. Comme l’explique l’expert Jean-Charles Chemin, celles-ci concernent aussi “des actifs liés à son patrimoine, de la cryptomonnaie ou de la propriété intellectuelle” : “Si mon proche a écrit un livre mais qu’il est enregistré sur son ordinateur, un Macbook super crypté dont personne n’a le mot de passe, le contenu est bloqué.”
Mais Jean-Charles Chemin a une solution à ce problème. Après avoir travaillé au début des années 2010 pour le moteur de recherche Qwant, il est devenu président de la société Legapass : un coffre-fort hors ligne pour transmettre à ses proches son patrimoine, et notamment ses informations, codes et comptes numériques. “Les sujets de la mort numérique nous parlent car que ce soit en amont ou en aval on est concerné par notre activité. Il vaut mieux prévenir que guérir.” Legapass évite ainsi la déshérence de nos actifs.
Jean-Charles Chemin a lui-même vécu ce processus douloureux du deuil et a eu “l’impression de l’enterrer une deuxième fois.” Il confie qu’il aurait préféré confier cela à quelqu’un plutôt que se connecter aux comptes de la personne qui lui était chère. En plus de la méconnaissance d’une présence numérique confidentielle, ce témoignage rappelle aussi toute la difficulté de se replonger dans les données personnelles d’un proche décédé.
“Auparavant, pour gérer la succession ‘de manière administrative’, il suffisait de résilier ses abonnements téléphoniques, ses assurances, sa mutuelle, vendre son appartement” présente Jean-Charles Chemin. Désormais, ces problématiques sont amplifiées avec le numérique car les contrats, relevés bancaires et autres données sont dématérialisés. Pour des familles et proches dépassés et préoccupés par tant d’étapes au cours d’un deuil, la mort numérique est un processus long, complexe et difficile à mettre en pratique.
Encore en vie, est-ce simple de dire “tchao” aux réseaux sociaux ?
La mort numérique est un concept assez récent. Au départ réglementée pour répondre aux besoins et aux droits qui concernaient les données digitales d'une personne après sa mort, elle s’élargit aisément à tout individu.
De notre vivant, nous pourrions aussi avoir envie de disparaître de manière numérique. Que ce soit pour garder le contrôle de sa vie privée et protéger ses données stockées on ne sait où ; pour ne plus se soucier de son identité virtuelle et préférer celle réelle ; par lassitude des polémiques continues propagées à travers les réseaux sociaux… les raisons ne manquent pas pour dire - volontairement - stop.
Ce choix radical, Hugo l’a opéré. Étudiant en philosophie, il a décidé de quitter les réseaux sociaux il y a deux ans déjà, non sans mal. “Supprimer son compte Instagram par exemple, ce n’est pas si évident, si intuitif.” Pour y parvenir, Hugo est allé voir sur des forums et s’y est repris à plusieurs fois, ne sachant pas si son profil était désactivé ou totalement supprimé : “c’était un casse-tête et j’avais toujours cette peur que mes données soient conservées.”
Une fois ses comptes supprimés, ce retour à une vie “sans réseau social” n’est pas sans conséquence. Au départ, Hugo vit des problèmes d’isolement. En amont de fermer son compte Instagram, Hugo a fait plusieurs stories pour annoncer ce qu’il s’apprêtait à faire : “beaucoup de mes proches m’ont félicité dans ma démarche. Ils ont eu une sorte d’admiration”. Grâce à ses stories préventives, Hugo a gardé plusieurs numéros de ses proches. Pourtant, il a ressenti “un vide immense” admet-il : “quand on arrive à concevoir nos rapports sociaux avec les réseaux, cela impacte la manière de concevoir les relations sociales de la ‘vraie vie’. Du jour au lendemain, nous sommes complètement déboussolés, nous avons l’impression d’être tout seul.”
Le temps “de l’adaptation et de la résilience” passé, le jeune homme n’a pas replongé dans les méandres des ‘social media’ : “Mon objectif était de passer plus de temps physiquement avec mes amis, ma famille, mais pas simplement par des messages ou voir leur vie à travers les réseaux. Je voulais renouer avec la présence des autres, avec des échanges authentiques, spontanés.”
Hugo a réalisé une démarche forte mais qui semble partagée par de plus en plus de personnes : 31% des Français aimeraient effacer une partie de leur présence sur Internet**, pour des raisons de l’image véhiculée ou par souci de discrétion. Malgré les combats de ces personnes pour retrouver une liberté à l’effacement et au déréférencement, une question se pose : est-ce que nous ne serions pas tous “E-ternels” ?
**selon une enquête menée par NordVPN parue en janvier 2024