Alors que le physicien français Michel Devoret vient de recevoir le Nobel de Physique, la question de la fuite des cerveaux refait surface. Chaque année, environ 15.000 jeunes diplômés de grandes écoles choisissent de débuter leur carrière à l’étranger sans forcément revenir. Peut-on parler d’une érosion silencieuse du potentiel scientifique et technologique formé en France ?


Le Français Michel Devoret a été honoré le 7 octobre 2025 du Nobel de Physique. Le scientifique a été formé en France, a travaillé au CEA jusqu’en 2002 pour partir ensuite pour les États-Unis, à l’université de Yale. En 2024, il devient Chief Scientist de Google Quantum AI. Son retour en France n’est pas prévu et sa décision de partir à l’étranger fait écho à une dure réalité : la multiplication des départs de jeunes diplômés très qualifiés à l’étranger, que certains qualifient d’hémorragie, au péril de la compétitivité de l’Hexagone. Pourquoi partent-ils ? Reviennent-ils un jour ? Comment les retenir ? Est-ce que leur départ est compensé par l’arrivée d’autres ? Lepetitjournal.com décrypte.
10 % des jeunes diplômés d’écoles d’ingénieurs et 15 % de ceux issus d’écoles de management choisissent l’expatriation
15.000 jeunes formés en France partent faire carrière à l’étranger
Sorti le 1er octobre 2025, un baromètre inédit par la Fédération Syntec et Ipsos BVA met en lumière sans fard une réalité préoccupante : chaque année, environ 15.000 jeunes diplômés issus des écoles françaises d’ingénieurs et de management débutent leur carrière à l’étranger. D’après le baromètre, 10 % des jeunes diplômés d’écoles d’ingénieurs et 15 % de ceux issus d’écoles de management choisissent l’expatriation, une proportion en hausse de 23 % en volume en dix ans. Les établissements les plus prestigieux affichent des taux encore supérieurs comme 19 % à l’École polytechnique en 2024.
L’enquête a été menée en juin 2025 auprès de 1.008 répondants diplômés Bac+5 et plus , incluant 802 actifs (cadres supérieurs et chefs d’entreprise) et 206 étudiants. Elle révèle que 57 % envisagent de partir dans les trois prochaines années. Les destinations privilégiées sont le Canada (29 %), la Suisse (22 %), les États-Unis (17 %) et l’Allemagne (16 %).
j'étais jeune et un peu insouciant avec la soif de découvrir un autre pays, une nouvelle culture, et sans réelle attache en France.

Mais pourquoi les talents formés en France décident de s’expatrier ?
Le baromètre explique que “ce n’est pas leur regard sur la France ni sur leur travail qui explique ce souhait ou ce projet d’expatriation”. D’ailleurs cette tendance s’explique aussi car les écoles poussent à compléter les formations à l’étranger. Selon une étude auprès de 203 grandes écoles membres de la CGE début 2024, environ 40.000 ingénieurs sont partis après leurs études entre 2013 et 2023.
Le départ en expatriation des diplômés n’est pas un phénomène nouveau. En 2016, doctorat en poche, Matthias Lambert, un jeune chercheur français, décide de s’expatrier avec l’envie de « vivre une expérience » en dehors des frontières françaises. “A l'époque, j'étais jeune et un peu insouciant avec la soif de découvrir un autre pays, une nouvelle culture, et sans réelle attache en France.” Il envoie alors, au culot, une vingtaine de candidatures libres dans des laboratoires dans le monde entier. Avec plus d’affinités avec Harvard, “et parce qu’une telle opportunité n’arrive qu’une fois dans une vie”, Matthias accepte un poste de chercheur à l'université de Harvard et à l'hôpital de Boston Children Hospital. Aujourd’hui, Mathias Lambert a 35 ans et travaille pour Vertex, une entreprise qui développe des thérapies pour les maladies neuromusculaires, dont la sienne : “Être à la fois un patient et un scientifique est atypique, cela leur a plu. Je défie ma propre maladie. Il ne faut se donner aucune limite ! Nous n’avons qu’une vie.” Mais le chercheur français l’admet : “Si je devais refaire cette démarche aujourd'hui à 35 ans, j'hésiterais peut-être un peu plus.”. La jeunesse fait pousser des ailes.
L’Amérique du Nord est souvent citée comme exemple d’une attractivité à la fois professionnelle et culturelle : rémunération, valorisation statutaire du chercheur / du scientifique et place accordée à l’innovation. Y est recherché un modèle managérial moins hiérarchique et l’idée de la reconnaissance du mérite individuel. Matthias Lambert confirme : “Ici, on fait plus confiance aux jeunes, les opportunités sont plus nombreuses et la progression peut se faire très rapidement.”

Près des trois quarts des talents interrogés considèrent que la France est en déclin
Après une expatriation, certains ne reviennent pas…
Plusieurs raisons expliquent que les talents formés en France ne reviennent pas après une décision d’expatriation. Près des trois quarts des talents interrogés considèrent que la France est en déclin, 74 % s’inquiètent de la conjoncture économique et 81 % de la situation politique. Pour le dire autrement, le contexte actuel ne donne pas forcément envie de rentrer, en tout cas pas tout de suite.
La recherche académique est très peu valorisée en France
Souvent issus de la classe moyenne supérieure, certains admettent - lors d’entretiens individuels - avoir pris l’habitude d’un certain statut social et pouvoir d’achat. D’autres avancent que les prix de l’immobilier et les niveaux de salaires en France ne permettraient pas d’atteindre rapidement le statut social souhaité. D’autres encore mentionnent que le développement économique de leur pays d’origine peut offrir des perspectives plus intéressantes. Alors ils restent. Matthias Lambert avait prévu de rentrer en France, et il a changé d’avis : “Dans un premier temps, mon premier contrat de post doc était de trois ans et demi. Après un an passé aux US, mon but a été de m'installer plus longuement.” Envisage-t-il un jour de rentrer en France pour poursuivre ses travaux ? Sa réponse est sans équivoque : “Non. La recherche académique est très peu valorisée en France, que ce soit au niveau des salaires, des financements de recherche, ou des opportunités de développement de carrière. La majorité des grandes biotech mondiales ne sont pas non plus en France, la plupart sont aux Etats-Unis, et notamment Boston. D’ailleurs de nombreux prix Nobel sont des immigrés venus s'installer aux Etats-Unis.”
A Généthon, nous pouvons faire de la recherche très efficace et poussée mais surtout appliquée. Plus de 59 nationalités sont représentées dans les locaux

La fuite des cerveaux est-elle compensée par l’arrivée d’autres ?
La question centrale qui se pose est : chaque année, est-ce les talents formés en France partis à l’étranger sont compensés par l’entrée de talents qui restent ou qui reviennent après une expatriation ? Difficile à dire sans pouvoir analyser dans sa globalité la durée d’expatriation, le taux de retour en France et le nombre de talents étrangers entrant sur le territoire chaque année, des données indisponibles à ce jour.
Le ministère de la recherche souligne que les effectifs de chercheurs en France ont progressé de 34% entre 2011 et 2021, sans apporter de chiffres plus récents. Le rapport 2025 de l’état de l’emploi scientifique en France précise, quant à lui, que 42 % des docteurs diplômés en 2018 étaient de nationalité étrangère (tous parcours d’études confondus). Trois ans plus tard, 53 % travaillaient en France, 28 % dans leur pays d’origine et 19 % dans un autre pays. Le rapport précise qu’environ 20 % des chercheurs permanents du secteur public sont de nationalité étrangère. En 2023, la rédaction rencontrait d’ailleurs Giuseppe Ronzitti, chercheur italien arrivé il y a 10 ans en France et responsable de laboratoire au Généthon. Comme lui, nombreux sont les chercheurs internationaux qui ont choisi ce laboratoire : “A Généthon, nous pouvons faire de la recherche très efficace et poussée mais surtout appliquée” précise-t-il. “Plus de 59 nationalités sont représentées dans les locaux”, souligne Frédéric Revah, directeur général de Généthon.
Depuis début 2025, une nouvelle tendance se dessine : la fuite des cerveaux des États-Unis vers l’étranger. En mars 2025, une étude issue de la revue Nature précise que trois chercheurs américains sur quatre envisagent de quitter le pays, un exil causé par les coupes budgétaires massives imposées par l’administration Trump. Le Canada, l’Europe ou encore l’Australie sont perçues comme des terres d’accueil plus propices. En France, l’université d’Aix-Marseille a lancé en avril 2025 son programme “Safe space for science” (“un espace sûr pour la science”) pour accueillir les chercheurs et leur proposer des contrats de trois ans. En juin 2025, une dizaine sont arrivés sur le sol français. Matthias Lambert nuance toutefois cette hémorragie : “Selon moi, les Etats-Unis sont toujours propices pour faire de la recherche. L’effet d'annonces avec les visas et les coupes budgétaires se verra peut être à plus long terme, difficile à prédire. Les Etats-Unis ont besoin de main d'œuvre et de cerveaux scientifiques pour continuer d'être au top niveau.”
« Stand Up for Science » : un mouvement mondial pour défendre la science
Un programme nommé “pause” a été mis en place en France. Il soutient “des scientifiques et des artistes en exil ou en danger permettant de poursuivre leurs travaux dans des établissements d’enseignement supérieur, de recherche ou des institutions culturelles”. Ces dernières années, 25 chercheurs en provenance d’Ukraine, du Yémen ou d’Afghanistan ont été accueillis en France dans ce cadre.
85 % des talents étrangers ont une excellente image de l’écosystème professionnel français tous secteurs confondus.

La France veut rester attractive mais…
Selon l’étude Syntec, un tiers des talents interrogés pourraient renoncer à leur projet d’expatriation suite à une incitation financière et 15% suite à une aide à la création d’entreprise. Pour endiguer la fuite des jeunes diplômés, des propositions de la Fédération Syntec sont avancées comme la mise en place d’avantages fiscaux, la valorisation de l’expérience internationale, la favorisation de la création et la simplification des parcours administratifs.
Que pensent les talents étrangers de la France ? 85 % des talents étrangers ont une excellente image de l’écosystème professionnel français tous secteurs confondus. Ces mêmes talents internationaux sont déçus par les salaires bas, une intégration pas toujours évidente, une culture professionnelle qui diffère du système dominant anglo-saxon et une sphère administrative complexe.
le gouvernement français annonce le lancement d’une plateforme « Choose France for Science » qui vise à simplifier les démarches des chercheurs étrangers
La fédération plaide aussi pour une meilleure intégration des talents internationaux, en développant des programmes d’accompagnement au retour. Ces dispositifs existent déjà dans le monde. En juin 2025, la ville d’Amsterdam a lancé un programme inédit d’accueil et d’inclusion, baptisé Maak van Amsterdam je thuis (“Faites d’Amsterdam votre foyer”). Première du genre aux Pays-Bas, l’initiative s’inspire de programmes existants à Copenhague (International House), Berlin (Landing Programmes), ainsi que de modèles extra-européens tels que le New Zealand Newcomers Network ou la Welcoming Week aux États-Unis. A Berlin, des Welcome Centers sont des guichets d’accueil personnalisés qui aident les chercheurs et conjoints pour leur intégration locale.
En avril 2025, dans le cadre du plan d’investissement France 2030, le gouvernement français annonce le lancement d’une plateforme « Choose France for Science » qui vise à simplifier les démarches des chercheurs étrangers. Une belle initiative mais qui ne permettrait pas encore de se transformer en pôle d'attraction de la recherche mondiale. Pour arrêter de saigner, la France doit vraiment soigner son attractivité.
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