Dans Les Fugitives, Partir ou mourir en Arabie saoudite, Hélène Coutard revient sur le parcours de ces Saoudiennes qui ont décidé de fuir, pour échapper au contrôle des hommes et de la société.
En Arabie saoudite, les femmes sont soumises à la volonté de leur père, puis de leur mari. Un régime de tutorat les prive de nombreux droits et libertés. Hélène Coutard, journaliste à Society, a réalisé une enquête sur les femmes qui finissent par fuir leur pays pour y échapper. Dans Les Fugitives, Partir ou mourir en Arabie saoudite, elle est allée à la rencontre de certaines d’entre elles. Elle revient, lors de cette interview, sur la situation de ces « fugitives » et, plus largement, sur l’opacité et l’archaïsme de la société saoudienne.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à ce sujet ?
La première fois que j’ai entendu parler de ce sujet, c’était avec la fugue de Rahaf Mohammed en Janvier 2019. A l’époque, je voyais l’Arabie Saoudite comme un pays très strict mais qui semblait s’ouvrir et dont le nouveau dirigeant, jeune, moderne, avait déjà autorisé les femmes à conduire. J’ai beaucoup lu sur cette fugue et je me suis vite aperçue que j’avais tort, qu’en Arabie Saoudite il était encore très normalisé que les femmes soient inférieures aux hommes. Il existait plein d’autres Rahaf qui elles aussi essayaient de partir, parfois beaucoup plus discrètement. J’ai commencé mes recherches à ce moment-là, parce que j’étais attirée par la force de ces jeunes filles, par leur volonté à toute épreuve. Je me suis un peu identifiée à elles et je me suis demandée ce que j’aurais fait, moi, dans cette situation ? (Question à laquelle je n’ai évidemment pas répondu.) Quelques mois plus tard, j’ai vu arriver sur Twitter l’histoire de Sara et Munira, deux sœurs qui venaient de fuir en catastrophe et se retrouvaient bloquées en transit en Géorgie. J’ai alors pensé que c’était l’occasion d’aller leur poser directement les questions que je me posais. Comment fait-on pour vivre dans une société qui vous considère inférieure par nature? Comment a-t-on la force d’aller à contre-courant, comment se décide-t-on à tout quitter, et aussi, comment se reconstruit-on après ? J'ai alors pris l’avion pour la Géorgie.
Après Sara et Munira, il y eut d’autres avions, d’autres rencontres, avec d’autres jeunes filles. Je me suis aperçue que, si le fond du problème restait celui du système de tutorat, toutes ces jeunes filles avaient des raisons différentes de partir car elles avaient des personnalités uniques. Leurs profils allaient vraiment à l’encontre des clichés que l’on peut entretenir sur les femmes dans les pays du Golfe, on les imagine soumises et sans ambition, mais ce n’est pas vrai. Elles sont courageuses, ambitieuses, drôles. J’ai eu envie de continuer à les connaître et de raconter leurs histoires.
Elles ont toutes eu ce déclic à un moment, provoqué par différentes choses, de se dire qu’elles méritent mieux que cela, et qu’elles peuvent avoir plus
Dans « Les Fugitives », vous dressez le portrait d’une dizaine de femmes, depuis leur vie en Arabie saoudite jusqu’à leur installation dans leur pays d’accueil. Quels sont leurs points communs ?
Elles sont toutes relativement jeunes, ce qui a une explication simple : l’âge moyen du mariage en Arabie Saoudite est d’environ 20 ans pour une jeune fille. Une fois que l’on est mariée à un homme, il devient encore plus difficile de fuir (si cet homme est contre, bien sûr). De plus, elles font vite des enfants, ce qui est aussi encombrant pour une fuite. Mais surtout, elles ont toutes cette envie de vivre autrement, de ne plus être sous la tutelle d’un homme !
Elles ont toutes eu ce déclic à un moment, provoqué par différentes choses, de se dire qu’elles méritent mieux que cela, et qu’elles peuvent avoir plus. Pour Suha, par exemple, ce fut le fait d’apprendre que le bébé qu’elle attendait serait une fille. Il lui a été soudainement insupportable d’imaginer mettre au monde une fille en Arabie Saoudite qui, elle aussi, à son tour deviendrait enfermée, soumise, sous tutelle. Elle a donc décidé de partir le plus vite possible afin que sa fille puisse naitre à l’étranger, et avoir le choix de sa nationalité. Pour Julia, ce fut son mariage avec un homme de trois fois son âge, elle ne pouvait imaginer vivre sous sa coupe, comme cela, toute sa vie. Pour Jane, c’était l’envie profonde de faire quelque chose de sa vie, de travailler, d’avoir une carrière bien à elle.
les femmes ne peuvent pas ouvrir un compte en banque, se marier librement, se faire opérer à l’hôpital, ou étudier, sans l’accord de leur tuteur
Comment est la situation des femmes en Arabie saoudite, notamment depuis la politique d’ « ouverture » manifestée par Mohammed ben Salmane, le prince héritier ?
Quand Mohammed ben Salmane a présenté son plan pour l’avenir du pays, “Vision 2030”, il semblait vouloir donner plus de liberté aux femmes, notamment en leur donnant le droit de conduire, de voyager, ou de demander un passeport. En réalité, “Vision 2030” n’a qu’un seul but : celui de créer de nouvelles ressources de revenus pour le pays, car le pétrole n’est pas éternel. Pour cela, Mohammed ben Salmane veut mettre les femmes au travail, car elles sont encore peu nombreuses à travailler en Arabie Saoudite. C’est une force de travail inutilisée. Mais il est vrai que ces réformes, acquises en 2018 et 2019, sont positives pour les femmes : toutes les réformes qui vont dans ce sens sont bonnes à prendre.
Mais il reste difficile de savoir, de l’extérieur, si ces réformes sont réellement appliquées : les femmes dans les petits villages isolés n’ont pas vu leur vie changer. Elles ne sont peut-être même pas au courant qu’elles ont le droit de passer le permis de conduire. Nous savons aussi qu’à l’entrée en vigueur de cette réforme, des voitures de femmes ont été brûlées dans les rues par des hommes mécontents. On sait que, même si ce n’est pas inscrit dans la loi, certains employeurs demandent encore l’autorisation du tuteur pour laisser une femme travailler ou prendre un appartement.
Ces réformes un peu « écran » ont aussi pour but de faire croire au monde que l’Arabie Saoudite change, afin que les gens pensent que le système de tutorat est aboli. En réalité, beaucoup de restrictions demeurent : les femmes ne peuvent pas ouvrir un compte en banque, se marier librement, se faire opérer à l’hôpital, ou étudier, sans l’accord de leur tuteur.
Souvent, si les enfants ne se comportent pas selon les désirs du père, c’est la mère qui sera frappée
Le rôle oppresseur du patriarcat (pères, frères…) revient souvent dans les récits des femmes que vous avez interviewées. Qu’en est-il du rôle de la femme dans le maintien de l’oppression sociétale, notamment de la mère ?
Le rôle de la mère est en effet l’un des plus paradoxal. On imaginerait que les mères essaient de protéger leurs filles, mais ce n’est pas souvent le cas. Dans beaucoup d’histoires que j’ai entendues, les mères veulent faire respecter l’ordre social saoudien au sein de leur famille et encouragent alors les garçons à être “forts”, autoritaires, parfois violents, envers leurs sœurs. Et les filles, elles, doivent être obéissantes, soumises, modestes. Il faut dire que, souvent, si les enfants ne se comportent pas selon les désirs du père, c’est la mère qui sera frappée. Le but des mères est souvent de “faire un bon mariage” pour leurs filles et, pour cela, elles les surveillent de très près afin que celles ci préservent une bonne réputation.
Les Saoudiennes qui fuient ne sont jamais totalement “libres”, car il pèse toujours ce danger au-dessus de leurs têtes
Ces femmes sont-elles véritablement libres aujourd’hui et comment ont-elles réussi à se réinventer en laissant tout derrière elles ?
C’est très dur. Elles passent beaucoup de temps à préparer leur fuite, et assez peu à penser à la suite. Elles arrivent parfois à l’étranger et sont complètement perdues : elles ne savent pas comment vivre seule, comment gérer une somme d’argent, elles n’ont jamais eu de petit boulot, elles n’ont quasiment jamais eu de vie sociale mixte. Elles doivent aussi vivre séparées de leurs familles, le plus souvent couper les ponts avec elles. Cela dépend entièrement de leur personnalité, de leur sens de la débrouille, de leur volonté…
Et même si elles s’en sortent bien grâce à leur force de caractère, elles sont surveillées, parfois traquées. On sait que l’Arabie Saoudite déteste les dissidents et ceux qui s’expriment contre elle depuis l’étranger. Le gouvernement a engagé des personnes chargées de les décrédibiliser ou de les menacer. Selma par exemple, dont je parle dans le livre, a reçu des menaces sur Twitter à l’encontre d’elle, de son mari, de ses enfants. On sait aussi que l’Arabie Saoudite s’était payée deux employés de Twitter afin de pouvoir espionner certains comptes. Les Saoudiennes qui fuient ne sont jamais totalement “libres”, car il pèse toujours ce danger au-dessus de leurs têtes. Elles peuvent juste essayer de disparaître.
Elles ont ressenti cette pression, cette surveillance sociale
Jugez-vous que la politique d’accueil de ces femmes, en France notamment, est adaptée ?
Il est difficile de juger de ce qui pourrait être mieux fait, mais par exemple, quand Sara et Munira sont arrivées en France, elles ont été placées un temps dans un centre de réfugiés avec uniquement des hommes venant des pays du Moyen-Orient. Or, pour deux sœurs seules venant d’Arabie Saoudite, qui ont parlé de leur histoire dans les médias, c’est dangereux, car des hommes très croyants peuvent leur reprocher d’être athées, d’autres peuvent se dire qu’il y a de l’argent à se faire en vendant des informations sur elles à leur famille. Elles ont été déplacées dans une autre ville, puis encore dans une autre, mais toujours dans des centres de refugiés. Elles ont ressenti cette pression, cette surveillance sociale. Mais il y a quand même un accompagnement. On leur propose des cours de français, des activités, une petite aide financière. Elles se sont senties accueillies en France.