Guillaume Ancel raconte sa mission de l’ONU au Cambodge en 1992 : un témoignage rare sur la paix, le silence qui entoure l’APRONUC et la mémoire oubliée.


Une mission historique mais méconnue
PARIS – En février 1992, quelques mois après la signature des Accords de Paris du 23 octobre 1991, l’ONU déployait une mission de maintien de la paix au Cambodge : l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC ou UNTAC en anglais).
Sa mission était ambitieuse : désarmer les factions en guerre, préparer des élections libres et accompagner la reconstruction d’un pays meurtri par plus de vingt années de conflit.
Lorsque les Casques bleus sont arrivés sur le sol cambodgien, leur rôle était de superviser la mise en œuvre de ces accords de paix.
L’expérience fondatrice de Guillaume Ancel
Guillaume Ancel, ancien officier français, a participé à cette opération à l’âge de 27 ans, en tant que soldat de la paix. Peu enclin à évoquer cette période, il a finalement publié en 2021 un ouvrage intitulé Un casque bleu chez les Khmers rouges, dans lequel il relate sa première mission à l’étranger, sans arme. Un moment qu’il décrit comme une véritable initiation personnelle.
« Avec authenticité et sans censure », il y dévoile les coulisses d’une mission curieusement absente de la mémoire collective, « comme si cet épisode avait été volontairement effacé du récit cambodgien ».
Le Cambodge en guerre, terre de survie
Dans ses souvenirs, le Cambodge de 1992 reste un pays encore en guerre. « Des gens mouraient chaque jour. Combats, morts, explosions partout. »
Il se rappelle tout particulièrement des conditions de vie misérables de son traducteur, symbole d’une société cambodgienne brisée : « Une société millénaire, fruit d’une civilisation extrêmement raffinée, que je voyais implosée, quasiment disparue, réduite à la survie ».
De l’artillerie lourde à la jungle cambodgienne
À son départ de France, Ancel n’était pas un soldat habitué aux missions extérieures. « J’étais formé à l’artillerie lourde. Je ne savais pas du tout dans quoi je m’engageais. »
Sa décision de participer à l’UNTAC n’était pas préméditée. Désabusé par son expérience à Saint-Cyr, il cherchait un sens à sa carrière. Il n’avait pas demandé à être envoyé au Cambodge. « J’avais juste lu Malraux et vu le film La Déchirure de Roland Joffé. »
Volontaire pour servir à l’étranger, il ne devait pas aller au Cambodge à l’origine, mais en Afrique, puis en Yougoslavie. C’est finalement un colonel d’origine cambodgienne, le colonel Clee, qui l’incita à partir. « Tu iras au Cambodge et tu feras tout pour réussir cette mission, car c’est mon pays d’origine. » (extrait du livre).
D’abord à Phnom Penh, qu’il décrit comme une ville déserte, Ancel est ensuite envoyé à Kampot, puis dans la région reculée de Tbaeng Meanchey, à la frontière du Laos et de la Thaïlande. En 1992, la zone était encore sous contrôle khmer rouge, et les mines anti-personnel omniprésentes.
« Nous étions dans des villages minuscules, dans des territoires improbables, où les gens commençaient à peine à croire que la guerre pouvait se terminer. »

Une mission sans armes
Particularité de cette opération : les Casques bleus n’étaient pas armés. « J’étais habitué à être entouré d’armes lourdes. Cette fois, je n’avais rien. »
Ce paradoxe frappe Ancel : soldats sans armes, ils incarnaient une autre forme de diplomatie, reposant sur la non-violence. « On nous disait : vous ne devez pas vous battre, vous devez construire la paix. Mais comment convaincre des factions armées de déposer les armes, quand on se présente avec un simple casque bleu et un badge de l’ONU ? »
Face à l’inaction de la hiérarchie onusienne, paralysée par les contraintes diplomatiques, Ancel a dû improviser, tissant des liens avec la population locale et les autres troupes.
Il évoque dans son livre sa collaboration avec des parachutistes uruguayens et surtout le soutien d’un officier chinois, Li, qui avait formé des cadres khmers rouges. « Il me protégeait. Il me disait parfois : attends, ou vas-y. Ces petits mots m’ont sauvé la vie. » Il n’a plus eu de nouvelles de lui depuis.
Un quotidien hors norme à Tbaeng Meanchey
Peu de temps passé à Phnom Penh, mais des mois passés dans la campagne cambodgienne. « J’ai été envoyé là où personne ne voulait aller. Tout était miné. Les Khmers rouges refusaient de désarmer. »
Un jour, quelqu’un lui demande : « Vous êtes déjà allé à Tbaeng Meanchey ? Par quel moyen ? » Ancel répond : « En van. » Et l’autre : « C’était impossible à l’époque. C’est moi qui ai inauguré la piste d’atterrissage. »
Dans ces villages reculés, la guerre durait depuis une génération. Certains ne croyaient même plus en la paix. « On leur disait : c’est fini. La guerre est finie. »
Il se souvient de soldats khmers rouges qui rendaient leurs armes. « Des centaines de jeunes hommes enrôlés de force retrouvaient leurs familles. Ils devenaient agriculteurs, pêcheurs, reconstruisaient leur vie. »
Mais les négociations n’étaient pas sans risques. Le 24 août 1992 marque pour lui une date noire. Son co-négociateur roumain est assassiné lors d’une discussion avec des Khmers rouges dans la jungle :
« Le coup de feu me fait sursauter. Mon co-négociateur s’effondre en arrière, le sol déjà teinté de rouge. Un des Khmers rouges a sorti son arme et a tiré. Pendant une seconde, j’ai voulu réagir, mais j’ai réalisé que je n’avais pas d’arme. »
Silence et oubli
Aujourd’hui consultant dans le privé, Ancel est surpris du silence qui entoure cette mission. « On parle du génocide, du tribunal khmer rouge… mais l’APRONUC ? Rien. Aucun monument, aucun musée, rien dans les programmes scolaires. »
Même en France, il a reçu peu de réactions de la diaspora cambodgienne à la sortie de son livre. « Comme si cela n’avait jamais eu lieu. »
Il n’explique pas clairement ce silence. Peut-être parce que la mission était internationale, ou qu’elle révèle une période de fragilité du pays. Mais selon lui, « sans l’APRONUC, le processus de paix aurait échoué. Il n’y aurait pas eu d’ONG, ni d’élections. »
Écrire pour transmettre
Un casque bleu chez les Khmers rouges est le quatrième livre de Guillaume Ancel. Il a mis trente ans avant d’écrire sur ses missions de paix. Il avait déjà raconté certaines anecdotes oralement, mais l’écriture est devenue une nécessité, aussi pour guérir.
« Quand on publie un livre, il ne vous appartient plus. »
Il continue aujourd’hui d’écrire sur des questions internationales, notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie et le génocide en Palestine.
Le Cambodge n’a été qu’une étape dans sa carrière militaire, mais une étape fondatrice. Une mission imparfaite, mais porteuse d’espoir.
« Elle a mis fin à la guerre. Rien que pour cela, elle mérite d’être racontée. »
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