« J’ai mal. J’ai si mal. Papa, maman, j’ai si mal ». Ainsi commence la bande dessinée Impasse et rouge de Séra, publiée en 1995. Aujourd’hui encore, après plus de 40 ans, la douleur reste présente et ne veut s’estomper. Ne pas oublier et guérir, telles sont les missions que Séra, de son vrai nom Phoussera Ing, s’est assigné à travers un art protéiforme.
Tout commence avec une date sombre de l’Histoire du Cambodge qui amènera le Royaume à perdre 2 millions de ses enfants. 25%. C’est véritablement un quart de la population cambodgienne qui perdra la vie, et c’est tout un pays qui perd son souffle. La douceur de l’Asie se retrouve maculée d’un rouge sang et encore aujourd’hui, il est pénible et déchirant d’en parler. Cette date, l’une des plus importantes pour le Cambodge, c’est le 17 avril 1975. Phnom Penh tombe dans les mains des hommes en noir aux kramas rouges et blancs. Pendant 4 ans, le Cambodge devient le Kampuchéa démocratique. L’atrocité. Séra a vécu cette date au plus près, alors qu’il n’avait que 13 ans.
« L'Ambassade de France a refoulé de grands dignitaires de
la légion d'honneur car ils étaient Khmers. »
À l’arrivée des Khmers Rouges dans la capitale, le père de Séra amène sa famille à l’Ambassade de France. De mère française, la famille Ing peut trouver refuge au sein des murs de l’Ambassade. Sauf le père. De nationalité cambodgienne, il se voit refuser l’entrée. Il parvient néanmoins à y pénétrer en escaladant le portail par l’arrière. Voilà déjà un premier choc pour le jeune Phoussera. D’autant plus qu’il verra que de nombreux Khmers sont déjà sur place. Les Khmers Rouges faisant pression sur l’Ambassade tricolore, le prétexte d’un manque de passeports est donné et les hommes cambodgiens sont contraints à partir. La tête haute, ils obéissent et quittent l’Ambassade dans une grande dignité. Séra ne reverra plus jamais son père. Déchirement. « Un certain nombre de femmes ont pu rester et quitter le pays avec des passeports. Je ne comprends pas pourquoi la France n'a pas voulu résister un minimum et permettre à un certain nombre de Khmers de s'en sortir. »
Il se trouve alors tiraillé entre la reconnaissance qu'il a envers l'Ambassade et le manque de courage des responsables français qui a amené la perte de pères et de fils khmers. « J'ai passé une longue après-midi au soleil brûlant à voir toutes ces femmes pleurer et désespérées. Aucun officiel n'était capable de les soutenir. J'ai vu la détresse chez ma mère. Si les Khmers Rouges avaient décidé qu'on devait rester dans le pays... Les Français étaient quasiment prêts à nous lâcher. »
« Les mots sont importants. Mais la justesse, la profondeur d'un dessin est sans équivalent à mes yeux. Encore aujourd'hui. »
Séra arrive alors en France, orphelin d’un père. En tête, l’odeur et la vue de cadavres brûlés. Jamais cela ne le quittera. Ce sera le terreau de ses futures créations. En France, sa mère n’a rien, mais lui donne 2 francs 50 et il court chez le libraire acheter une bande dessinée. Cet amour pour la BD, le jeune Phoussera l’a depuis bien longtemps. Il était attiré par le monde de l’image avant même de savoir s’il allait parler français ou khmer. Cet amour, il l’a eu par sa mère. À l’époque, il se plongeait dans Tintin et Spirou. À même pas 10 ans, il savait qu’il voulait être auteur de bandes dessinées et à 12 ans il vendait ses premiers albums. Le talent n’attend pas. « Il y avait le monde de l’image très ancré en moi. En mai 1975 je me retrouve en France. L'envie de créer, de travailler avait disparu. C’était trop dur. »
Quand il se remet au crayon, les choses deviennent alors sombres, noires, très noires. Et c’est seulement par la peinture qu’il a pu se détacher. Ce trait noir, on peut encore le retrouver aujourd’hui dans les œuvres de Séra dans lesquelles il adopte souvent une palette de couleurs très restreinte. Impasse et rouge est en noir et blanc et arborera des nuances de rouge dans la réédition de 2005. Lendemain de cendres a des nuances de bleu et L’eau et la terre d’orange. Ses peintures aussi montrent pour beaucoup une palette de couleurs limitée. « À l'époque, j'étais profondément englué dans cette souffrance. Le travail de la couleur est intimement lié à l'Histoire du pays. Quand je pense rouge, je pense à la territe. Toute la végétation est recouverte de rouge. Donc, il y a cette imprégnation de la nature sur les choses. Paradoxalement, cela prolonge la vision de la souffrance et des traumatismes de l'époque. Il y a une immersion dans le pays qui se fait par la couleur. » Séra s’exprime avant tout par la couleur et le coup de crayon. Il se méfie des mots. Ses bandes dessinées sont d’ailleurs très économes en la matière et de nombreuses cases, parfois mêmes pages, restent muettes. L’œil lit par la composition de l’image et se fait guider par le trait de crayon. Le sens se fait en silence.
« Quand je suis revenu au Cambodge, j'avais 30 ans. Cela a été salvateur et très douloureux, j’ai mis des années avant de pouvoir revenir ici. »
C’était en 1993, soit deux ans après les accords de Paris. Séra bataillera deux ans pour décrocher une bourse et retourner au srok khmer pour travailler sur Impasse et rouge, son titre qui deviendra phare. C’est avant tout parce qu’il avait pu lire à l’époque des récits d’historiens faisant part d’une armée de Cambodgiens corrompus, sans talent pour le combat, qu’il se lance dans la création de cette BD. Il a voulu donner à voir ce qu’il a vu de ses propres yeux, qui est tout autre. Lorsqu’il arrive au Cambodge, il se retrouve par hasard à seulement deux rues de celle qui l’a vu grandir et observe alors un pays anéanti. Il enchaîne les croquis pour se réapproprier le lieu. Il a vécu là « une immersion très violente » confie-t-il. Impasse et rouge est un réel travail sur l’Histoire qui était contraire à ce qui se faisait majoritairement alors, où il fallait un héros et une histoire. Il a donc dû trouver un petit éditeur pour que cet album voit le jour. Les éditeurs ne lui ont pas permis de poursuivre sur cette voie, et les projets qu’il enchaîna ensuite l’éloigneront du Cambodge. Néanmoins, la nécessité pour lui de travailler sur le génocide est trop forte et il se lance dans la production d’un nouvel opus traitant du sujet : L’eau et la terre.
« C’était très dur de trouver ma place dans cette Histoire, car je me sentais coupable de ne pas être légitime pour prendre la parole. »
Séra considère à cette date qu’il n’a pas assez souffert puisqu’il n’a pas vécu le génocide directement. Malgré qu’il ait perdu son père et qu’il ait été contraint de laisser sa terre natale, l’idée qu’il n’a pas assez souffert pour pouvoir parler de cette tragédie ne le quitte pas. Il se refuse d’aller plus loin. Cette torture le rongera jusqu’en 2003. Alors qu’il travaille sur la version couleur de Impasse et rouge, il entre en contact avec le réalisateur et producteur Rithy Panh qui a dédié son œuvre au devoir de mémoire. Le cinéaste lui dit qu’il est parfaitement légitime de prendre la parole par son art. Séra est soulagé. Libéré. À partir de ce moment, et jusqu'en 2007, il entamera un travail conséquent sur le génocide. « Ce processus a été long. Entre un travail de dépassement des traumatismes et de réappropriation de mon identité khmère, c'est une conjugaison d’événements qui a imposé son rythme. J'obéis à ça quelque part. »
« Parler de choses aussi lourdes, aussi pesantes, aussi traumatisantes qu'un génocide exige du temps, du recul. »
Sa dernière oeuvre en date, une sculpture se dressant en face de l’Ambassade de France. Imaginée avant tout comme un mémorial, la statue n’en est qu’une partie. Séra peine encore aujourd’hui à trouver des financements alors qu’il s’agit d’un enjeu majeur pour le Cambodge et la mémoire de ses habitants et futurs habitants.
Ce projet de mémorial, nommé « À ceux qui ne sont plus là », est né du constat de l’artiste franco-khmer lorsqu’il se trouvait au Cambodge en 2014, et qu’il travaillait sur les lieux de mémoire. Aucun espace public n’évoquait la date du 17 avril 1975. Séra a alors présenté son projet à l’Ambassade de France qui en a vu la pertinence. L’inauguration devait être le jour des 40 ans de la chute de Phnom Penh. Mais Séra a dû affronter de nombreuses difficultés, notamment financières, et la sculpture ne sera finalement inaugurée que le 7 décembre 2017. L’artiste ne baisse pas les bras et sait combien ce projet est important pour le Cambodge. «Cette sculpture devrait, j'espère, éveiller les consciences des uns et des autres. » Il n’a cependant pas eu l’unanimité lorsqu’il a présenté sa statue aux victimes des Khmers Rouges. Ces derniers étaient choqués de voir que la sculpture ne montrait pas concrètement la torture qu’ils ont subie, d’autres l’étaient car ils trouvaient l’œuvre pas assez khmère et d’autres reprochaient sa nudité. « Ils voulaient voir des images de cette souffrance. J'ai essayé de leur expliquer qu'un artiste n'est pas là pour mettre en image, mais pour évoquer et dépasser la souffrance afin que l'on puisse se reconstruire derrière. »
La position de la statue évoque la bascule dans laquelle entra Phnom Penh le 17 avril 1975 à l’arrivée des Khmers Rouges. Tout changea en une seconde. La position des jambes montre le déplacement des foules contraintes à quitter leur vie. Le corps semblant lacéré porte la souffrance et la torture en lui. Et les mains prient. Il y a donc une multiplicité de lectures. « La position du pardon doit éveiller quelque chose de l'ordre de la compassion et non pas de la colère. »
La statue prend place en face de l’endroit qui a vu Séra perdre tant. Il continue sa catharsis, mais offre avant tout aux Cambodgiens le souvenir de ceux qui ne sont plus là.