Nous connaissons tous le dicton français qui dit que « dans le cochon, tout est bon ». C’est sans l’ombre d’une hésitation que j’appliquerais ce même dicton au lotus.
Le lotus sacré ou lotus d’Orient, connu par les botanistes sous le nom binomial de Nelumbo nucifera, est une plante aquatique répandue dans toute l’Asie. C’est aussi la fleur nationale de l’Inde et du Vietnam. Les Cambodgiens l’appellent « chhuk » (ឈូក), les Chinois le connaissent sous le nom de « lian » (莲 [lián]).
On connaît bien le lotus pris comme symbole de pureté dans l’hindouisme et le bouddhisme, ou comme symbole de rectitude dans la Chine ancienne (voir par exemple le fameux éloge du lotus du lettré chinois Zhou Dunyi). On connaît aussi l’utilisation décorative des fleurs de lotus, dont les Cambodgiens aiment plier les pétales pour créer des effets très esthétiques (voir l’article traitant de ce sujet). En Birmanie et, plus récemment, au Cambodge, les fibres extraites de la tige du lotus servent encore à filer des fils utilisés pour tisser des étoffes recherchées et luxueuses. Cependant, l’utilisation alimentaire du lotus n’est pas à négliger non plus : presque toutes les parties de la plante peuvent être consommées. Procédons dans l’ordre, « de bas en haut » pourrait-on dire.
La partie visible du lotus qui émerge au-dessus de la surface de l’eau est portée par un rhizome qui se sent à son aise dans les fonds vaseux des lacs et des étangs. La forme de ce rhizome, une fois qu’il été dégagé de la vase et nettoyé, évoque pour les Chinois le bras et l’avant-bras d’une jolie jeune fille potelée. Le rhizome est percé dans sa longueur de sept à neuf orifices. La peau du rhizome est de couleur crème, la chair est d’une blancheur immaculée.
Le rhizome peut se consommer de multiples façons : cuit ou cru, salé ou sucré, coupé en rondelles ou détaillé en bâtonnets, sauté, frit, en soupe, farci de riz glutineux et longuement cuit à l’eau… Dans la région de Suzhou, en Chine, on confectionne des beignets de tranches de lotus farcies à la viande de porc, que l’on appelle « boîtes de rhizomes de lotus » (耦盒 [ǒuhé] ou 藕夹 [ǒujiá]). Au Cambodge, le rhizome de lotus débité en tranches épaisses est souvent cuit dans une soupe avec des travers de porc.
La chair du rhizome de lotus peut également être transformée en farine alimentaire qui s’utilise en Chine comme ingrédient dans de nombreux desserts. La médecine chinoise traditionnelle prête à cette farine de nombreuses vertus, notamment pour le système digestif.
A partir des rhizomes poussent les tiges, ou pédoncules, qui porteront les fleurs au-dessus de l’eau. Les jeunes tiges tendres, qui sont également percées de nombreux trous qui les parcourent sur toute leur longueur, sont appréciées par les Cambodgiens pour leur texture croquante, dans des salades, des plats sautés, des soupes. Lorsque la tige est sortie de l’eau et que la fleur se forme, elle n’est plus comestible : elle est trop dure et comporte de nombreux filaments indigestes. (Ce sont ces filaments qui serviront à filer le fil évoqué au début de cet article).
Les feuilles de lotus sont la matière première d’une boisson théiforme réputée bonne pour la santé. Les feuilles sont traitées industriellement : elles sont d’abord chauffées, puis mises à sécher, et enfin broyées. On trouve en vente des sachets de thé de feuilles de lotus. Les jeunes feuilles de lotus servent encore à emballer un « dim-sum » (bouchée à la vapeur cantonaise), composé de petits morceaux de poulet accompagnés d’autres ingrédients ; elles apportent un parfum apprécié à cet en-cas. D’autre part, le pouvoir hydrofuge des feuilles de lotus est bien connu : les feuilles servent souvent à emballer des aliments qui doivent rester hydratés, comme les nouilles de riz fraîches (នំបញ្ចុក [num banh-chok]) très appréciées des Cambodgiens.
Les pétales des fleurs sont également comestibles. Ils sont un peu coriaces, mais peuvent servir à emballer du « prahok au lait de coco » (ប្រហុកខ្ទិះ [prâ-hok khtih]), du porc haché agrémenté d’épices et du redoutable prahok, ingrédient indispensable de la cuisine cambodgienne, fabriqué à partir de poisson mis à fermenter.
Les pétales flétris et séchés sont parfois recueillis et mis à infuser pour produire une boisson théiforme à laquelle on attribue de nombreux bienfaits pour la santé : réduction du stress, régulation de la pression artérielle, contrôle du niveau de sucre dans le sang… Au Vietnam, les étamines de la fleur sont également utilisées pour parfumer certains thés.
Les faux-fruits, enfin, qui ressemblent à une pomme d’arrosoir, lorsqu’ils sont secs, sont appréciés des fleuristes qui les utilisent volontiers dans leurs compositions florales. Mais surtout, les graines (des akènes) qu’ils abritent présentent un intérêt gastronomique certain. Elles peuvent être consommées crues, en guise de friandise. Il faut alors les débarrasser de leur peau verte et coriace. Elles peuvent aussi être mangées cuites, entières, sans autre accompagnement ; il faut toutefois bien veiller à enlever le germe vert niché au centre de la graine, qui est très amer. Au Cambodge, débarrassées de leur peau, elles sont torréfiées pour être transformées en graines croquantes (appelées គ្រលីងឈូក [krô-ling chhuk]).
Ces graines sont aussi utilisées dans des soupes, des plats sautés, et de nombreux desserts, notamment dans le fameux « riz aux huit trésors » (八宝饭 [bābǎofàn]) chinois. A partir de ces graines, on confectionne également une pâte, qui entre dans la composition de divers desserts, notamment dans celle des « gâteaux de lune » (en chinois 月饼 [yuèbǐng], en khmer នំព្រះខែ [num preah khae]), offerts et dégustés dans toute l’Asie orientale à l’occasion du dixième jour du dixième mois du calendrier luni-solaire chinois.