C’est à Iasi, lors du FILIT(Le Festival International de Littérature, d’Interprétation et de Traduction Iasi), que notre correspondante Mateea Olaru a rencontré Philippe Claudel, élu depuis deux ans président de l’Académie du Prix Goncourt. Une rencontre dont la thématique a été la lecture et surtout sa place dans le monde d'aujourd'hui. Écrivain de renommée internationale, Philippe Claudel s'est vu décerné le prix Renaudot pour son roman “Les Âmes grises” ainsi que le Prix Goncourt des lycéens pour son roman “Le rapport de Brodeck”. Il est aussi scénariste et réalisateur de films à succès, son premier film "Il y a longtemps que je t'aime" ayant reçu le César du meilleur premier film.
La lecture ne propose pas une excitation et une joie immédiate, mais elle dépose en vous des éléments, quelque chose de plus profond, de plus nourrissant, et qui demande du temps. Et comme je disais tout à l’heure: c’est ce temps et ces nutriments qui vous permet de construire une pensée complexe. Ce n’est pas j’aime ou je n’aime pas, parce qu’on est maintenant dans un monde binaire et en effet, la lecture vous permet d’échapper à la binarité. Elle ouvre sur une complexité et c’est cette complexité-là qui fait l’homme, qui fait l’humanité.
Mateea Olaru: Comment faire pour intéresser le jeune public à la littérature?
Philippe Claudel: L’humanité désormais n’a jamais autant lu et écrit. On passe tout notre temps à lire et écrire, et même si on ne passe pas forcément de moments en lisant ou écrivant des romans, on le fait à travers les "messages". Donc on n’a jamais utilisé autant le langage écrit. Or, si on parle de la condition d’un individu de nos jours, que ce soit un lycéen ou pas, jeune ou moins jeune avec quelqu’un d’il y a 200 ans, quelles étaient les loisirs de quelqu’un qui vivait au milieu du XIXème siècle? Quasiment aucune à l’exception de la lecture ou de l’observation du monde et la conversation. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde de sollicitations plurielles, et il y a toute une économie qui essaye de capter tout notre temps. Je me souviens que j’avais lu un propos il y a peu près un an du fondateur de Netflix qui disait: “mon seul concurrent c’est le sommeil.” Tous ces animaux numériques ou visuels essaient le plus possible d’occuper notre temps, de le manger. Et alors comment faire comprendre à de jeunes générations qu’ils avaient une alternative? Une alternative qui est la lecture. Si je devais caricaturer, je dirais que toutes ces recréations essaient de nous dévorer. Et elles nous nourrissent finalement assez peu. Alors que l’activité de lecture c’est tout à fait l’inverse. Le texte littéraire, philosophique, de réflexion, l’essai, la fiction, occupe aussi notre temps. Il peut être aussi un concurrent du sommeil. Mais il dépose en nous des aliments, des nutriments intellectuels qui demandent après d’évoluer, de grandir, et se transformer en pensée. Alors que le but de Netflix ce n’est pas de vous faire penser, c’est au contraire de faire en sorte que vous ne pensiez plus. La lecture c’est une activité qui nous retranche de ce temps rapide et dangereux. Et donc il vous force à entrer dans un monde de temporalité qui est de l'ordre de la réflexion, de l’élaboration de la pensée. En plus, il donne un plaisir qui est toujours d’actualité: le plaisir de l’évasion, de l’imagination parce que ça c’est très important; moi quand j’essaie d'écrire un livre et quand je le relis, ma première question c’est: “Est-ce que ça va plaire au lecteur?" avant même de réfléchir à quoi que ce soit. Et je terminerai par des évocations de ce qu’on a créé il y a plus de 30 d’années, qui s’appelle le prix Goncourt des lycéens en France. Il y a peu près deux mille lycéens et lycéennes qui lisent chaque année la première sélection des 15 livres classés par le Prix Goncourt. Ces sont des professeurs qui inscrivent leurs classes dans ce processus et quand le professeur rencontre sa classe au début de septembre il leur dit qu’ils ont en plus du programme scolaire 15 livres à lire en deux mois et demi. La première réaction des élèves c’est le mécontentement et deux mois et demi plus tard beaucoup d’entre eux ont déjà découvert quelque chose. Ils n’ont pas découvert seulement les livres, mais ils ont aussi découvert qu’on peut parler de cela, qu’on peut en débattre et ils découvrent que les livres ne sont pas seulement des objets qui permettent une aventure personnelle, mais qu'ensuite ils se transforment en une aventure collective, à travers les discussions. Toute la difficulté c’est que parfois il faut forcer les gens, jeunes ou moins jeunes, à faire certaines choses pour les leur faire découvrir. Comme quand on est petit et que notre mère nous disait de manger des épinards!
Quel roman proposeriez-vous à une jeune personne qui n’a jamais ouvert de livre ?
Il y en a tellement, tellement, tellement mais je vous conseillerai un roman américain que j’aime beaucoup, qui est très facile à lire et qui s’appelle “Le Feu sur la Montagne” (Fire on the Mountain) d’un auteur qui a écrit dans les années 60’-70’ et qui s’appelle Edward Abbey.
Pensez-vous que l’école a encore un rôle clé à jouer dans le fait d’inciter les jeunes à lire ?
Moi, je pense que ça peut avoir un rôle essentiel et je vais donc vous dire comment je procédais quand j’étais professeur: quand j’étais soit avec des élèves de 12 ans, soit de 15 ans, soit les universitaires de 20 ans, je commençais chaque année mes cours en lisant deux-trois pages d’un livre que j’étais en train de lire et que j’aimais beaucoup. Quand j’arrivais (dans la salle de classe) je faisais la lecture à tout le monde comme quand on est enfant et que nos parents nous font la lecture. Je crois que c’est très important et je disais après: “ Si vous voulez continuer, je vous prêterai le livre, je vous le donne même.” Et il y avait des élèves ou des étudiants qui désiraient le lire. Donc voilà on ne peut pas donner le goût de la lecture, sans montrer ce que c’est la lecture. Je crois que c’est une méthode simple, mais qui peut être efficace comme ça: lire à ses enfants, lire à des étudiants, des lycéens 5 minutes de lecture, ni plus ni moins.
Comment faire la bonne distinction entre la lecture comme loisir et la lecture comme devoir?
La lecture obligatoire, elle existe bien évidemment seulement dans le cadre scolaire ou universitaire. Quand on est effectivement dans un cursus d’études, avoir certains livres à lire parce que cela fait partie du programme. Comme je disais tout à l’heure: “la littérature c’est un espace de liberté absolue”, je parlais de l’écriture, mais c’est la même chose pour la lecture. Quand vous êtes en dehors du champ scolaire ou universitaire vous êtes libres absolument de lire ou pas. Et vous êtes libres d’arrêter si le livre ne vous intéresse pas et aussi de parcourir un roman classique, de naviguer vers d’autres genres littéraires. En tout cas on est en face d’un continent quasiment infini de lecture et on est le seul maître à bord.
J'ai l'impression que, de plus en plus, le fait de revendiquer son intérêt pour la culture est perçu comme "négatif" par la société. Comment changer cette image caricaturée du jeune érudit ?
Ce que je vais dire ce qu’on peut vivre sans lire. Pas mourir, mais on vit moins bien. On vit moins bien parce que la lecture nous permet d’aller vers l’autre, quelqu’un qui est diffèrent de nous et d'apprendre à le connaître. On va l'approcher, on va découvrir d’autres civilisations, d’autres cultures, d’autres façons de penser, d’autres joies, d’autres peines. Donc s’approcher de l’autre est comprendre l’autre. C’est sans doute ce qui nous manque dans beaucoup de sociétés pour essayer de vivre mieux ensemble. Donc la lecture, les lectures, les années de lecture, à mon avis, permettent tout ça. Si on lisait plus et si on savait le faire, on se ferait moins la guerre.
Nous vivons dans un monde hyperconnecté avec des défis grandissants pour les personnes qui veulent garder leur amour de la lecture intact. Qu’en pensez-vous ?
Quand vous jouez un jeu vidéo ou une activité ludique sur Internet ou sur des tablettes et des téléphones, ça va vous procurer une excitation et une joie immédiate. Comme quand vous mangez un bonbon, vous aimez bien parce que c’est bon, mais ça passe. La lecture ne vous propose pas une excitation et une joie immédiate, mais elle dépose en vous des éléments, quelque chose de plus profond, de plus nourrissant, et qui demande du temps. Et comme je disais tout à l’heure: c’est ce temps et ces nutriments qui vous permettent de construire une pensée complexe. Ce n’est pas j’aime ou je n’aime pas, parce qu’on est maintenant dans un monde binaire et en effet, la lecture vous permet d’échapper à la binarité. Elle ouvre sur une complexité et c’est cette complexité-là qui fait l’homme, qui fait l’humanité.