Lepetitjournal.com de Bucarest est allé à la rencontre d'un passionné, Ionut Jugureanu, un homme totalement investi dans son action: venir en aide aux enfants des rues à travers son association Parada. Ionut nous éclaire sur cette terrible réalité, lui qui était autrefois sociologue et a décidé du jour au lendemain de tout abandonner pour consacrer sa vie à cette noble cause. Entre la déception et l'urgence de voir évoluer les mentalités, Ionut continue son combat au quotidien entouré d'enfants et d'adolescents qui comptent sur lui.
Grégory Rateau: A la chute du communisme, les médias du monde entier ont fait une bien triste découverte : des orphelinats insalubres et des enfants livrés à eux-mêmes. Est-ce que vous considérez que c’est le début du phénomène des enfants des rues ?
Ionut Jugureanu: Ce phénomène est devenu très visible après la chute du communisme. Les orphelinats étaient de véritables mouroirs à la fin des années 80. Il faut se rappeler ce qu’était la vie courante de familles moyennes dans la capitale à l’époque. Il y avait 2 heures de transmission de louanges ininterrompues sur Ceaucescu, il y avait beaucoup d’heures de coupure d’électricité, les gens devait faire la queue pour les rations alimentaires. On imagine à peine un quotidien comme celui-là de nos jours donc vous comprenez qu’il est encore plus difficile d’imaginer ce qu’il pouvait y avoir dans les orphelinats, qui étaient un monde clos, sans contrôle externe, avec des abus en tout genre. Par contre, il existait déjà des enfants des rues, ceux qui arrivaient à s’échapper de ces orphelinats, qui pour diverses raisons évidentes fuyaient pour survivre, n’ayant pas d’autres choix que de vivre dans la rue. Pendant le communisme, ces enfants étaient repris par la police (militia) et renvoyés de force dans des maisons de correction, des pénitenciers pour mineurs, ils étaient donc reconnus coupables de s’être soustraits à leurs agresseurs en somme. Il y avait donc très peu d’enfants des rues visibles. L’emprise de la police n’avait plus la même ampleur après la chute du communisme.
Avez-vous des chiffres concernant ces enfants des rues pour expliquer l’étendue de cette triste réalité ?
Les chiffres varient car il n’y a jamais eu de véritable recensement, certains enfants n’ont même pas de carte d’identité. Il y a eu des recherches plutôt qualitatives que quantitatives, une approche sociologique de la chose. Notre association a participé à certaines d'entre elles, mais on comptait surtout les enfants qui étaient isolés. Selon les droits de l’homme du Conseil de l’Europe à Strasbourg en 2014, il y aurait 2000 enfants pour Bucarest, 5000 pour la Roumanie, toutes catégories confondues car il y a trois catégories à définir. La première donc des enfants qui sont isolés, la seconde, des enfants pauvres vivant dans la rue avec leurs parents, et la dernière, ce sont ces enfants qui ont un chez-soi mais se font exploiter pendant le jour: prostitution, mendicité, vols, et qui rentrent le soir dans leur famille abusive. La première catégorie était majoritaire dans les années 90 puis les choses ont changé, maintenant on trouve beaucoup d’enfants qui fuguent des institutions ou qui travaillent dans la rue par contrainte et souvent en étant exploités par leur propre famille.
Aujourd'hui quelles sont les causes principales de ce phénomène, pauvreté, handicap, disparition des parents ?
La plupart ont des parents, ce ne sont pas des orphelins à proprement parler. Ceux qui sont à la charge de l’état, dans les institutions, sont pour une grande majorité d’entre eux des enfants abandonnés, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. La cause principale c’est donc la pauvreté, une grande pauvreté. Il y aurait 10 000 enfants abandonnés selon les chiffres officiels de la DASS roumaine. Le handicap joue, bien sûr, dans les causes d’abandon mais ce n’est pas le premier facteur, il ne faut pas oublier qu’il est souvent la conséquence de la vie dans les institutions, de la vie dans la rue. Il y a d’autres causes aussi comme l’alcoolisme ou la pauvreté communautaire.
Que fait l’état pour régler cette problématique ?
Il y a deux solutions légales proposées par l’état, la première c'est de mettre l’enfant dans une institution quand les autorités constatent que l’enfant est à la rue, la seconde, c'est d'essayer de l’aider à réintégrer sa famille d’origine. Mais c’est un cercle vicieux car le fait que l’enfant soit dans la rue est souvent le résultat de l’échec de ces deux solutions énoncées. Beaucoup d’enfants sont passés par les institutions et cette expérience a été un échec, et cela après une fugue ou un abandon de la part de leur famille. Donc que faire quand il n’y a plus de solution ?
J’imagine que, pour survivre aussi dans la rue, certains enfants intègrent ce qu'on appelle des « bandes de quartier » et tombent rapidement dans la délinquance ?
On ne peut pas parler de bandes organisées, les enfants se retrouvent dans les mêmes points de la ville, comme la Gare du Nord par exemple à Bucarest car ils viennent souvent par le train des localités voisines. Ils tombent alors dans une délinquance de survie si je puis m’exprimer ainsi. Voler pour manger, pour s’habiller, pour vivre à peu près comme des êtres humains. Nous avons pas mal de nos enfants, ceux que l’on a suivis ici dans le temps, qui ont déjà fait l’expérience de la prison. Cela ne les aide pas du tout mais vise plutôt à les enfoncer encore plus, détruisant leurs dernières chances pour se réinsérer dans la société. L'état ne prévoit aucun programme de réinsertion d'ailleurs. Ces enfants ont besoin d’être encouragés, d’être aidés, pas d’être enfermés, punis, définitivement brisés. Eux aussi, surtout eux je vais dire, ont le droit à une seconde chance. Ce sont des victimes pas des malfaiteurs. Même en ce qui concerne les drogues, ces enfants se détruisent avec de la colle ou des drogues injectables, ils ne sont pas des dealers, ce sont les premières victimes de personnes mal intentionnées qui vont les utiliser.
Les procédures d’adoption en Roumanie sont assez lourdes et durent plusieurs années. Certains parlementaires ont proposé récemment de modifier la législation concernant l’adoption interne en simplifiant la bureaucratie et de débloquer les adoptions internationales, fermées depuis 2004. Croyez-vous que cela va aboutir ?
Concernant les adoptions internationales, cela dépendait plus du Parlement Européen qu’autre chose, il l’avait d'ailleurs imposé comme une condition de pré-adhésion de la Roumanie à l’Union Européenne. Leurs représentants avaient découvert qu’il y avait un trafic d’enfants, ce qui s'est avéré être vrai, de l’argent donc qui était détourné lors de l’adoption des enfants. Mais ce blocage a malgré tout empêché les enfants d’avoir le droit de trouver une famille. L’un des droits fondamentaux de ces enfants était donc bafoué. En empêchant surtout les adoptions internationales, c'est la possibilité pour eux de trouver des familles, qui s'envolait, leur dernier espoir de vivre normalement avec une sécurité, et surtout, de trouver de l’amour. Un autre problème, et pas des moindres, pour adopter un enfant, c'est qu'il faut monter un dossier d’adoption avec l’accord de ses parents biologiques, ou s’ils ne sont plus en vie, du reste de la famille. Une grande majorité d’entre eux ne sont donc pas adoptables au regard de la loi car ils n’ont plus personne pour les représenter avant leur majorité. De plus, ces dossiers sont très longs à monter, comme vous l’avez signalé ce qui n’arrange absolument pas les choses.
On imagine que ces enfants ayant vécu dans les rues développent des codes et des valeurs qui leur sont propres, en général assez « anti-sociales ». Quels sont les enjeux pour réintégrer un enfant des rues dans la société ?
Bon, l’intégration, la vraie, serait de rendre la personne parfaitement autonome. Avoir une famille, un travail et un chez-soi. Pour chaque année que l’enfant a passé dans la rue, il faudrait un soutien social consistant, permanent, d'une durée double. C’est très lourd d’un point de vue financier et logistique. Il y a eu quelques réussites mais surtout beaucoup d’échecs. Certains vont réussir à survivre une année, à ne pas attraper de maladies transmissibles mais de là à s’accrocher à quelque chose qui leur donne l’envie de se projeter dans l'avenir, c’est encore autre chose. Certains s’accrochent plus que d’autres car ils ont été abandonnés plus tardivement, ils ont eu une enfance, ils ont des ressorts pour aller de l’avant, là où d’autres en ont été privés et là c’est plus difficile.
Les gens jugent parfois ces enfants pour se rassurer en pensant qu’ils ne sont pas là pour rien, ils les voient se droguer, et ils se disent qu’il y a eu une erreur de parcours. Que voulez-vous leur dire ?
J'aimerai leur dire que ces enfants n’ont souvent pas eu le moindre choix, qu’ils ne sont pas retardés mais qu’ils n’ont pas connu cette étape indispensable où l’on grandit, cet âge béni de l’innocence. Ils ont été jetés dans le monde et sa dure réalité sans la moindre préparation. C’est très touchant, quand on voit des enfants de 16 ans regarder des dessins animés ou colorier en toute innocence, et redécouvrir les joies élémentaires qui permettent à l’enfant de développer sa créativité, de se laisser aller à la rêverie. Il faut se rapprocher de ces enfants pour les comprendre et les percevoir autrement. Ils ont besoin qu’on leur tende la main pas que l’on en rajoute, par notre indifférence ou nos jugements négatifs.
L’enfance est donc encore là, tout n’est pas perdu alors?
Oui et c’est là-dessus que l’on travaille avec notre association Parada. Par les arts du cirque on leur donne la possibilité d’apprendre, de se former, de captiver l’attention des gens, d’être valorisés et ils peuvent ainsi avoir confiance en eux, remonter la pente et se projeter dans l’avenir. On les aide aussi pour se scolariser. Pour l'anecdote, après certaines représentations, il y avait des gamins qui venaient leur demander des autographes. Vous imaginez ce que cela peut représenter pour des enfants qu'on faisait semblant de ne pas voir quand on croisait leur chemin?
Comment en êtes-vous personnellement venu à soutenir cette cause ? Avez-vous toujours été sensibilisé à la situation de ces enfants ?
Je suis sociologue de formation et, non, j’étais à mille lieues d’imaginer cette réalité, de la saisir dans toute sa complexité. Comme tout le monde je suivais les informations, j’avais lu et vu des choses mais la réalité sur le terrain change notre manière de penser et de ressentir cette détresse, l’implication est très différente et notre niveau d’empathie en est à jamais transfiguré. C’est sur la radio belge que j’ai appris pour la première fois des choses sur le sujet, il y avait un documentaire dans les années 90, et c’est à ce moment là que j’ai connu un monde que j’ignorais complètement.
Cela vous a-t-il révolté ?
Ça interpelle d’abord car cela se passe à ta porte, une réalité que l’on côtoie sans vraiment la voir. Voilà pourquoi mon rôle n’est pas de juger ceux qui ferment les yeux ou ignorent cette réalité, mais de la rendre plus présente à mes concitoyens en aidant les enfants sur le terrain et en essayant, à ma petite échelle, de leur apporter du temps, une oreille attentive, et de chercher des solutions pour les accompagner dans leurs démarches, leur montrer qu’ils ne sont pas seuls.
Que proposez-vous justement pour sensibiliser les gens et les inviter à s’impliquer pour cette cause ?
Souvent les gens me disent "mais je ne vois pas ces enfants des rues!". Il y a aussi des expatriés qui vivent dans des quartiers plus protégés, dans un autre monde préservé et qui ne touchent pas cette réalité du regard. Leurs enfants sont encore petits, ils veulent les mettre à l’abri et ne peuvent pas envisager qu’une chose pareille puisse exister pour d’autres enfants, et je les comprends parfaitement. C’est néanmoins nécessaire pour vivre les uns avec les autres, de s’intéresser à ce qui se passe vraiment autour de nous.
Tous ne peuvent pas s’engager comme vous l’avez fait mais la prise de conscience est un premier pas important, non? Cela peut faciliter les démarches de ceux qui se battent pour faire évoluer les choses.
Exactement. A ce propos, la France nous aide beaucoup à promouvoir les droits des enfants, il faut le signaler. Les associations qui collaborent ici le font avec les coopérations françaises, tout cela contribue à faire avancer les choses. La Roumanie a été perçue comme un état responsable, faisant partie du club des pays riches, au moment où elle est entrée dans l’Union Européenne mais la réalité est toute autre. Cela pourrait être vrai si elle avait une toute autre politique. On constate que, malgré sa croissance économique, la pauvreté et l’exclusion sociale ne cessent d’augmenter. Les moyens investis dans le social sont ridicules. Il faut s’attaquer à ça et surtout ne pas donner l’illusion de la solidarité mais l’être vraiment solidaire. Le chemin est encore long.
contacts association Parada: https://www.paradaromania.it/
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