Ela Bhatt est la fondatrice de SEWA, Self Employed Women association (ndlr : littéralement association des femmes auto-employées), mais “sewa” signifie aussi “service" en hindi. SEWA est aujourd'hui la plus grande organisation de femmes dans le monde.
Ela Bhatt est décédée le 2 novembre 2022 à Ahmedabad. Ceux qui l'ont cotoyée restent marqués à jamais par cette Indienne qui a travaillé toute sa vie pour rendre visibles les femmes les plus pauvres.
Dominique Hoeltgen et Jean-Claude Breton, deux Français qui l'ont connue, interviewée et ont travaillé avec elle, partagent leurs témoignages.
Dominique Hoeltgen : "Ela Bhatt, une grande dame visionnaire qui n’a pas fini de donner voix aux sans voix"
Elle a donné la parole aux invisibles, a syndiqué les plus pauvres, elle a créé la plus grande organisation de femmes au monde, elle leur a appris à se regrouper, avoir une autonomie financière, à échanger à part égale avec des grands de ce monde, à utiliser des micro-crédits, à lever la tête tout simplement !
Nous l’avons rencontrée plusieurs fois, dans sa ville d’Ahmedabad, la capitale du Gujarat, et lieu de naissance de SEWA, Self Employed Women’s Association, mouvement atypique, à la fois syndicat, coopérative et banque, au service des invisibles, les chiffonnières et ramasseuses d’ordure, les vendeuses de légumes, les brodeuses, les rouleuses de bidis ou d’encens, les fabricantes de cerf-volants et mille autres petits métiers qui peuplent les villes indiennes.
« Quand nous avons lancé ce mouvement en 1972, nous avions en tête deux idées principales : protéger le secteur informel qui produit la majeure partie des biens et services, et organiser les femmes pauvres, illettrées mais économiquement actives, afin qu’elles soient reconnues, » nous a confié Ela Bhatt.
Le mouvement SEWA rassemble presque 2 millions de femmes dans 18 Etats de l’Inde
De l’autre côté de la rivière Sabarmati qui traverse Ahmedabad, la banque Sewa ne ressemble à aucune autre banque. Ici, des femmes viennent déposer cinq roupies, l’économie du jour, et en retirer 20 sur leur compte ! Ne leur a-t-on pas appris qu’il fallait toujours donner quelque chose quand on va à la banque. On y vient pour bavarder avec ses amies, retrouver des « sœurs », recevoir une formation à la gestion des finances. « La banque est comme la maison maternelle. L’atmosphère y est informelle. On peut y rire, jouer, pleurer… » disait Ela Bhatt. Cette banque coopérative de femmes, unique en son genre, a débuté en 1974 avec 4000 femmes qui se sont engagées à déposer 10 roupies de leur gain quotidien comme part au capital.
Trente-cinq ans plus tard, plus de 55 000 femmes étaient actionnaires de la banque. Plus de 305 000 femmes y avaient un compte. Que l’une d’elle souhaite acquérir un outil de travail, une terre ou un logement, le prêt ne sera accordé que si le bien est au nom de la femme.
« Les illettrés aussi produisent de la richesse. Ils savent comment traiter des affaires. Ils ont besoin d’accéder à l’argent, » soutenait Ela Bhatt.
Au fil des ans et sous l’initiative d’Ela Bhatt, SEWA a remporté bien des victoires : une rémunération minimum a été fixée pour les rouleuses de bâtons d’encens ou de bidis qui travaillent à la pièce – une première en Inde. Des négociations tripartites entre employeurs, gouvernement et travailleurs indépendants ont permis de fixer les prix et conditions de travail. Une convention collective pour travailleurs indépendants a été élaborée. Les brodeuses ont vu la chaîne d’intermédiaires avec qui elles traitent diminuer. Les vendeurs des rues ont obtenu des emplacements pour vendre, suite à une victoire de SEWA contre la Haute Cour du Gujarat. Des crèches ont été ouvertes, des accords négociés avec les hôpitaux pour des soins gratuits, des formations sont dispensées.
« Les conditions de travail et les gains se sont améliorés pour chacune d’entre nous, » confirme une ex-fabricante de bidis et aujourd’hui chef de section au syndicat SEWA. Assise à son bureau, elle gère, conseille, tamponne les documents. Avec fierté.
Ela Bhatt était membre du Parlement indien et présidente de la commission pour le secteur informel
Mais tant reste à faire ! Ainsi les femmes qui sur les chantiers de construction, deuxième vivier d’emplois derrière l’agriculture, portent des charges à longueur de journée, ne sont couvertes par aucune loi en Inde.
Au Parlement indien, Ela Bhatt s’est employé à lutter contre les injustices. « Une majorité des travailleurs en Inde sont dans le secteur informel. Il faut protéger les conditions de vie de ces travailleurs, » disait-elle. « Nous avons obtenu que des femmes invisibles soient visibles. Maintenant nous luttons au niveau de la visibilité politique. Nous oeuvrons pour l’établissement d’une sécurité sociale. C’est au niveau de la Chambre Haute. Mais en Inde tout prend si longtemps… ».
Son combat pour les pauvres et la liberté économique, celui qu’elle a expliqué dans son livre « We are poor but so many » (nous sommes pauvres mais si nombreux), Ela Bhatt l’a poursuivi au plan international : de Durban à Johannesbourg, elle a expliqué son action, son combat pour les déshérités. Elle était de tous les congrès, affiliée à plusieurs réseaux internationaux.
Quelle fierté que de représenter les vendeurs de rue à l’ONU ! C’est le début d’une reconnaissance globale.
Dominique Hoeltgen est une journaliste française ayant vécu à Bombay pendant dix ans. Elle a écrit « Inde, la révolution par les femmes », sorti en 2009 (ed. Philippe Picquier), ouvrage dans lequel Ela Bhatt occupe une grande place. Dominque Hoeltgen a aussi publié en 2019 un livre sur un fait divers troublant : la disparition d’un jeune Français à Bombay en décembre 2007.
Jean-Claude Breton : "Ela Bhatt, la douce et noble révolutionnaire"
Gandhienne et visionnaire, Ela Bhatt a fondé SEWA, en 1972, avec un petit groupe d’activistes, déterminées à permettre aux travailleuses pauvres indiennes d’acquérir leur autonomie financière, par l’alphabétisation, la vente directe de leurs productions artisanales et le micro-crédit.
SEWA, de la tradition à la commercialisation
Au départ basées sur la tradition des broderies des femmes rurales, les productions des femmes de SEWA se sont élargies progressivement en développant leurs marques (comme « Hansiba ») et leurs points de vente au début très « rustiques ».
Nous avons connu, il y a 20 ans, les débuts de cette ouverture « commerciale » et accompagné les jeunes cadres citadines qui formaient, dans les villages, ces femmes analphabètes, les aidant, à utiliser de manière simple un ordinateur, et plus tard, des téléphones portables dont elles ignoraient jusque là l’existence. Nous avions alors été sollicités et écoutés, donnant notre avis d’occidentaux sur la manière de concilier ce souci de rémunérer chaque travailleuse pour son produit à la nécessaire qualité et l’écoulement d’une production parfois imparfaite. Nous y avons connu des heures inoubliables et admiré la puissance de ce mouvement.
La commercialisation est aujourd’hui canalisée par le marketing et les réseaux sociaux et la plateforme Amazon (avec laquelle SEWA a passé un accord). Par rapport au démarrage, les « boutiques » SEWA sont désormais très bien organisées, les produits de bonne facture et l’accueil chaleureux.
L'objectif de SEWA peut s'apparenter à celui de nos entreprises d'insertion par l'économique, mais il en diffère considérablement par l’ampleur et la diversité des activités de SEWA, et aussi l’absence de mesures législatives pour encourager ce type d'initiatives. SEWA a mené et gagné bien des batailles pour avoir de la visibilité dans le secteur du développement économique, et bénéficier de la reconnaissance internationale qu'on lui connaît aujourd'hui.
Ela Bhatt, une figure de renommée internationale
Ela Bhatt faisait aussi partie du groupe des Elders, avec l’ancien président Jimmy Carter, Nelson Mandela, Lakhdar Brahimi, ancien Secrétaire Général adjoint à l’ONU…
Outre les plus hautes distinctions indiennes, Ela Bhatt a reçu en 1984 le Right Livelihood Award, plus connu sous le nom de « Prix Nobel Alternatif », qui récompense les personnes et associations qui travaillent de manière exemplaire sur les défis les plus urgents de notre monde actuel.
Nous avions eu le privilège d’aller la saluer lors d’une de ces réunions à Paris, à l’Hôtel Bristol. Elle y était lumineuse et, toute étrangère au faste des lieux, nous avait affectueusement accueillis quelques minutes.
Le développement dans la transmission
Dans les dernières années, Elaben (« sœur » Ela, selon la tradition gujaratie), a progressivement laissé la direction opérationnelle à sa belle-fille Reema Nanavati, avec laquelle nous sommes restés en contact depuis le début.
SEWA et AADI, des partenaires de longue date
Parmi les nombreux stages en Inde que AADI (association d'échanges culturels entre l'Inde et la Bretagne) a facilités pour des étudiants de Bretagne, celui de Anne Claire Le Cam ( IUT /GACO) et Marine Brochec (BTS CI Le Kreisker St Pol) en 2008 avait été très fructueux, malgré d’inévitables problèmes de communication (les villageoises ne parlant pas anglais, et le recours permanent à un double interprétariat : anglais/gujarati/dialecte local) ayant limité les interactions.
Après une parenthèse, SEWA redevient le partenaire d'AADI avec Reema Nanavaty et en décembre 2019, nous avons visité de nouveau des communautés de villageoises de SEWA. Malgré le coup d’arrêt de la période COVID, nous avons maintenu les contacts avec nos partenaires indiens, et les relations avec SEWA s’insèrent parfaitement dans le programme franco-indien AADI Lab d’incubation culturelle, qui ouvre de nombreuses perspectives pour nos cibles que sont les jeunes éduqués des deux pays. Le webinaire avec Reemaben a été l’un des plus appréciés par les étudiants qui ont participé à cette première session.
Jean-Claude Breton : D’un goût pour l’Inde qu’il a d’abord assouvi par de nombreux voyages avec son épouse, ce cadre de chez Total a eu l'opportunité d’aller y vivre dans les années 90, quand l’Inde s’ouvre au commerce mondial. Il y passera huit années et plongera profondément dans la culture indienne, ses codes, ses mutations... Il y nouera également de nombreuses relations, politiques, économiques et culturelles. De retour en France, il fonde l'association AADI dont la vocation est de favoriser les échanges et une meilleure connaissance réciproque entre l’Inde et la Bretagne.