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DELPHINE MINOUI : Opposer la beauté des mots à la violence des bombes

Copy of Blue Line Art Greeting Eid al-Fitr Card (2)Copy of Blue Line Art Greeting Eid al-Fitr Card (2)
prise du compte Instagram de Delphine Minoui
Écrit par Hélène Boyé
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 8 novembre 2017

A l’occasion du Salon du livre francophone de Beyrouth, la journaliste française, spécialiste du Moyen-Orient et installée en Turquie, présente son dernier ouvrage « Les passeurs de Daraya », qui raconte l’histoire d’une bibliothèque secrète en Syrie.

 

Alors que le conflit syrien entre dans sa sixième année, qu’est qui vous a incité à écrire sur cette bibliothèque de Daraya en particulier ?

J’ai toujours défendu l’idée que mon métier était d’éclairer les zones d’ombre. Daraya a subi un siège de quatre ans dans l’indifférence générale. C’est pourtant une ville très importante qui a été l’un des berceaux de la révolution de 2011. Lorsque les forces pro-Assad ont commencé à tirer sur la foule, c’est à Daraya que les jeunes ont lancé cette belle initiative d’offrir des bouteilles d’eau et des roses en signe de non-violence.

 

Vous décrivez une ville à l’esprit rebelle bien ancré…

Avant de tomber par hasard sur l’histoire de cette bibliothèque, j’avais écrit beaucoup d’articles sur cette ville. Je savais qu’il y avait un esprit particulier à Daraya, pionnière du mouvement pacifiste né à la fin des années 90, d’où ont été lancées toute une série d’initiatives et une réflexion sur la contestation du régime.

Un groupe de jeunes, qui se sont fait appeler les « chebab de Daraya », se réunissaient dans une mosquée – le seul endroit où ils pouvaient se réunir sans éveiller les soupçons - autour d’un penseur éclairé qui prêchait la non-violence. Des campagnes de lutte contre la corruption ou contre le tabagisme ont été lancées, semant les graines d’une prise de conscience civique. Lorsque la révolution a éclaté en 2011, cette conscience était présente.

 

Qui sont les rebelles de Daraya que vous avez suivi ?

La plupart des révolutionnaires de Daraya sont des révolutionnaires de la nouvelle génération, âgés d’une vingtaine d’années, non politisés qui ont suivi les préceptes de non-violence que leur avaient inculqués leurs ainés.

 

Dans votre livre, vous racontez que ces révolutionnaires n’ont pas cédé à la tentation de l’islamisme. Par quel mécanisme ?

Pendant une période, le Front al-Nosra a su s’imposer, notamment grâce au soutien financier des pays du Golfe. Avec l’argent, on gagne souvent les esprits. Les membres de l’organisation étaient très disciplinés. Face à la détresse de ces jeunes qui ont subi un déluge de bombes lancés par le régime syrien, le refuge le plus simple, c’était celui de la religion.

Certains ont été tentés à Daraya de prendre ce chemin mais un déclic s’est produit : ils ont réalisé qu’Al-Nosra ne valait pas mieux que le régime d’Assad car Al-Nosra, aussi, développait une pensée unique.  Je cite dans le livre un rebelle qui dit : « On ne s’est pas battu pendant des années contre une idéologie dominante pour tomber sous la coupe d’une autre idéologie », en l’occurrence l’idéologie jihadiste.

Ils m’ont convaincu, à travers nos discussions, qu‘ils étaient des militants pacifistes, opposant en permanence à la violence des bombes la beauté des mots et du geste symbolique révolutionnaire.

 

Justement, qu’est-ce qui vous a convaincu de la « pureté » de leur démarche ?

La résistance culturelle, non violente et pacifiste qu’ils ont su mener  à travers cette quête de livres et cette volonté de sauvegarde du peu de patrimoine culturel  qui leur restait. En soi, c’est une preuve directe de leur combat pacifique. Cette bibliothèque, c’est une sorte de métaphore de cette résistance par la culture et pour la démocratie, avec toutes les difficultés que cela a pu représenter.

Dans cette bibliothèque, il y avait des débats d’idées, notamment sur les thèmes de la religion et de la laïcité. Il était très touchant de constater qu’il y a toujours eu à Daraya une porte ouverte sur la discussion et le dialogue, dessinant une troisième voie entre Assad et Daech.

 

Dans votre livre, vous décrivez en creux le choc entre deux propagandes symétriques...

J’ai considéré que ne pas parler de ces rebelles de Daraya, c’était prendre le risque qu’ils tombent dans l’oubli et de faire le jeu de Bachar el-Assad qui veut nous faire croire que c’est soit lui, soit le chaos ou les terroristes. Pour justifier ses bombardements contre cette ville située dans la banlieue de Damas, le pouvoir syrien a dépeint ses habitants comme des jihadistes. Ces jeunes étaient tout le contraire. Je sais aussi qu’Assad n’a pas le monopole de la propagande.

 

Comment survit-on dans une ville assiégée ?

Il n’y a pas d’eau et pas d’électricité. Pour produire du courant, ils utilisent des groupes électrogènes mais, face à la pénurie en fuel, ils ont dû faire fondre du plastique pour fabriquer du combustible. Il y avait que deux ou trois endroits lieu dans la ville où une connexion internet était disponible. C’était vraiment le système D.

 

Vous avez parlé avec de nombreux rebelles, mais tous sont des hommes. Quelle était la place des femmes ?

Elles passaient l’essentiel de leur temps avec les enfants dans les abris. 80 barils d’explosif par jour étaient largués sur Daraya. Les femmes sortaient peu. Les hommes leur apportaient les livres à la maison parce qu’elles ne pouvaient pas se rendre à la bibliothèque. Je n’avais pas de contact direct avec les femmes,  c’est ce qui explique pourquoi elles sont « invisibles » dans le livre.

J’ai néanmoins tenu à publier une magnifique pétition écrite par les femmes, ces « grandes invisibles ». C’est un SOS qu’elles adressent à la communauté internationale. Je l’ai reproduite telle quelle parce qu’elles brisaient le silence pour la première fois. Elles ont fait preuve d’une incroyable audace en signant cette lettre de leur propre nom, prenant le risque d’être identifiées.

 

Votre ouvrage est également une éloge aux mots…

Pour moi, le pouvoir des mots ; ceux qu’on ne peut pas dire qu’on écrit, qu’on lit, qu’on murmure, qu’on invente et réinvente…est le fil conducteur de ce livre. Dans cet ouvrage, je cite l’avocat syrien Mazen Darwish, emprisonné par le régime en 2012 qui dit qu’ « il n’existe pas de prison qui puisse enfermer la parole libre ; il n’existe pas de blocus plus solide pour empêcher l’information de circuler ». Je citerai également l’écrivaine turque Asli Erdogan qui dit que « La liberté est un mot qui refuse de se taire ».

Dans cette idée du mot qui reste quand on résiste, les gardiens de la bibliothèque de Daraya ont crée durant le siège une feuille de choux « Karkabé » (foutoir en arabe), une référence pleine d’humour aux déclarations de Bachar el-Assad qui dit toujours « c’est moi ou le chaos ».

 

Que pouvait-on lire dans cette bibliothèque ?

Les rebelles que j’interroge citent Victor Hugo, ont regardé de nombreuses fois « Le Fabuleux destin d’Am élie Poulain », lisent des livres de l’auteur palestinien Mahmoud Darwich et l’Alchimiste de Paolo Coelho.  Il était important pour moi de montrer que ce sont des gens qui nous ressemblent…

 

Votre livre est-il un document journalistique  « militant » ?

Le journalisme militant, c’est prendre parti. Pour moi, le journaliste est un éclaireur avec sa petite lanterne qui est là pour montrer la réalité tel qu’elle est,  au-delà des stéréotypes et des clichés.

 

Vous vivez aujourd’hui en Turquie. Il y aurait aussi un livre à écrire sur ce pays et ce qui s’y passe actuellement…

Je ne me sens pas encore prête à écrire un livre sur la Turquie. Cela fait seulement deux ans que j’y vis et je n’aime pas cette culture du livre vite fait. Je défends toujours l’idée du recul nécessaire pour ne pas être prisonnière des émotions et des sentiments, et m’accorder la possibilité d’être dans la nuance.

Je sais à quel point cette rigueur est essentielle pour ne pas tomber dans les stéréotypes, surtout dans cette région…

 

Daraya

                                                                     Photo de la bibliothèque de Daraya

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