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Jean-Noël Baléo (AUF) : “Il ne faut pas céder au discours décliniste sur le français”

À la tête de la direction Moyen-Orient de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) depuis 2020, Jean-Noël Baléo revient sur les missions de l’AUF dans la région, les défis du trilinguisme au Liban et l’avenir de la francophonie académique. Il défend ainsi une vision pragmatique et optimiste du rôle du français dans un monde en mutation.

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Jean-Noël Baléo, directeur régional de l'AUF.
Écrit par Léa Degay
Publié le 19 mars 2025, mis à jour le 20 mars 2025

 

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis le directeur régional de l'Agence universitaire de la francophonie (AUF) pour le Moyen-Orient. Haut fonctionnaire français et ancien diplomate, je suis issu d’une formation scientifique et ingénieur général. J’ai commencé ma carrière comme enseignant-chercheur à l’École des Mines avant de m’orienter vers la diplomatie et la coopération internationale. Depuis septembre 2020, je suis en poste à Beyrouth, où je dirige la région Moyen-Orient de l’AUF. Cette direction couvre 17 pays, incluant l’ensemble du Levant (à l’exception d’Israël), les pays du Golfe, l’Égypte, ainsi qu’une partie de la Corne de l’Afrique jusqu’à l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan. Nous avons également sous notre responsabilité Djibouti, qui est rattaché à notre direction.

 

 

L’Agence universitaire de la francophonie est le plus grand réseau mondial d’universités.

 

Quel est le rôle principal de l’AUF et quelles sont ses missions dans la région ?

L’Agence universitaire de la francophonie est le plus grand réseau mondial d’universités. Très implantée dans les régions francophones, elle joue un rôle majeur en Afrique, en France et, bien sûr, au Moyen-Orient. Dans notre région, une centaine d’universités sont membres de l’AUF.

Nos missions se déclinent en plusieurs axes. D’abord, nous développons des activités de mise en réseau, facilitant la coopération entre divers acteurs de l’enseignement supérieur. Nous travaillons aussi bien avec les ministres de l’Enseignement supérieur qu’avec les présidents d’université, les chercheurs, les enseignants-chercheurs, les doyens et les étudiants. Cette coopération s’organise en réseau autour de thématiques variées, comme le sport, la médecine, l’intelligence artificielle, et bien d’autres. Au total, l’AUF anime près de quarante réseaux thématiques à l’échelle mondiale.

 

Hackathon - Liban

 

Ensuite, nous agissons comme une agence de financement, soutenant les projets de nos membres dans le domaine de l’enseignement supérieur. L’AUF est financée par plusieurs pays, notamment la France, mais aussi la Belgique, le Canada, la Suisse, les pays du Maghreb et plusieurs États d’Afrique francophone.

Enfin, nous nous positionnons comme l’organisation internationale de référence pour l’enseignement supérieur dans la région, avec une expertise spécifique dans le numérique, l’entrepreneuriat et l’employabilité. Notre direction régionale met en œuvre de grands projets et programmes, parfois à l’échelle nationale, parfois régionale, financés par divers bailleurs de fonds. Ces initiatives nous permettent d’intervenir massivement en soutien aux universités et aux systèmes d’enseignement supérieur des pays concernés.

L’AUF est particulièrement présente au Liban, où nous avons deux implantations, à Beyrouth et à Tripoli, ainsi qu’en Égypte, avec des bureaux au Caire et à Alexandrie. Nous disposons également de personnels basés en Irak et à Djibouti. Nos principaux pays d’intervention, outre le Liban, l’Égypte et Djibouti, incluent l’Irak, la Palestine et la Jordanie, ainsi que, dans une moindre mesure, le Soudan, Chypre et les pays du Golfe.

 

Quelles sont les principales initiatives mises en place par l'AUF durant le mois de la Francophonie ?

L’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) agit principalement dans le domaine de l’enseignement supérieur, avec une approche axée sur le long terme. Toutefois, durant le mois de mars, un effort particulier est consacré à l’événementiel et à la communication. En collaboration avec l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et le groupe des ambassadeurs francophones, l’AUF organise de nombreuses manifestations à destination des institutions et du grand public, mettant parfois davantage l’accent sur la culture que dans ses actions habituelles.

Ce mois de mars 2025 marque le retour de Beyrouth comme plateforme d’organisation d’événements de grande ampleur, après une période d’interruption due au contexte sécuritaire. Ce regain d’activité se traduira en avril par l’organisation du Prix Goncourt de l’Orient, un concours littéraire régional impliquant une trentaine d’universités dans une douzaine de pays du Moyen-Orient. Un autre événement littéraire a eu lieu : un webinaire réunissant l’écrivain Gaël Faye avec des étudiants du Moyen-Orient – notamment en Palestine, en Arabie saoudite, en Iran, en Égypte et au Liban – pour un échange autour de son œuvre, dont les thématiques résonnent particulièrement dans la région. ​​Une autre rencontre littéraire exceptionnelle aura lieu prochainement à Beyrouth, en présentiel, avec l’écrivain Philippe Claudel, Président de l’Académie Goncourt.

 

"Le mois de mars est ainsi l’occasion de concentrer les efforts de visibilité autour de la francophonie, non seulement pour valoriser la langue française, mais aussi pour rappeler qu’elles font partie intégrante de l’identité libanaise" rappelle Jean-Noël Baléo.

 

D’autres initiatives plus spécifiques ont également vu le jour, comme un hackathon organisé simultanément sur cinq sites – Beyrouth, Tripoli, Le Caire, Alexandrie et Djibouti – autour du thème de l’adaptabilité face aux crises. Cette compétition a mobilisé un grand nombre d’étudiants, illustrant l’importance de l’innovation et de l’esprit d’initiative dans la formation universitaire. Mais l’AUF ne limite pas son action au Liban. En Égypte, plusieurs événements de grande envergure sont également prévus.

Enfin, l’AUF a affirmé sa présence à Tripoli avec plusieurs événements, dont une visite patrimoniale organisée en partenariat avec le groupe des ambassadeurs francophones et la municipalité. Cette initiative visait à mettre en lumière la richesse culturelle et l’histoire de cette métropole du Nord-Liban, tout en soulignant son dynamisme et l’engagement de sa jeunesse.

 

Hackathon - beyrouth

 

Le mois de mars est ainsi l’occasion de concentrer les efforts de visibilité autour de la francophonie, non seulement pour valoriser la langue française, mais aussi pour rappeler qu’elles font partie intégrante de l’identité libanaise et, plus largement, de celle de nombreux pays du Moyen-Orient.

 

"Nous ne défendons pas une opposition entre le français et l’anglais... Ce qui est en jeu, c’est plutôt le trilinguisme... Le Liban évolue progressivement vers cela, où environ la moitié de la population conservera un niveau performant en français." explique le directeur régional de l'AUF.

 

Comment l’AUF peut-elle s’adresser à une génération qui remet en question la place du français, notamment face à l’essor de l’anglais ? Comment encourager l’engagement dans la francophonie tout en répondant à ce désir d’ouverture linguistique ?

Tout d’abord, nous ne défendons pas une opposition entre le français et l’anglais. Il est indéniable que l’anglais domine dans de nombreux domaines, et il est aujourd’hui incontournable de le maîtriser. Il y a un demi-siècle, la question se posait différemment, notamment au Liban, où les choix linguistiques étaient plus tranchés. Aujourd’hui, les jeunes Libanais doivent parler arabe et anglais, cela ne fait plus débat.

Ce qui est en jeu, c’est plutôt le trilinguisme. Nous portons un discours qui, selon nous, résonne davantage auprès des jeunes : celui de l’utilité du français, notamment en termes d’employabilité. Le français reste la première seconde langue de référence après l’anglais et demeure la troisième langue des affaires dans le monde, après l’anglais et le mandarin. La francophonie représente environ 8 % de la population mondiale et génère 8 % du commerce mondial, en sachant que les États-Unis et  la Chine représentent chacun respectivement environ 15%. 

Nous insistons donc sur le fait que le français est une langue essentielle dans le monde du travail. Maîtriser cette langue offre un accès privilégié à un vaste espace économique et culturel, notamment avec la montée en puissance économique et démographique de l’Afrique. Cette dynamique concerne tous les secteurs, y compris ceux où l’anglais semble prédominant. Prenons l’exemple de l’aéronautique : parmi les deux grands leaders mondiaux, Boeing et Airbus, l’un d’eux exige la maîtrise du français.

 

visite tripoli

 

À l’AUF, nous nous éloignons du discours traditionnel qui présente le français uniquement comme une langue de culture et de valeurs. Bien que la dimension culturelle reste importante, nous savons que ce n’est pas un critère déterminant pour les jeunes dans leurs choix d’orientation. Ceux qui maîtrisent le français sont souvent plus enclins à partir étudier aux États-Unis, car ils évoluent dans un cadre pluriculturel. À l’inverse, ceux qui ont été éduqués exclusivement dans un environnement anglophone ont parfois plus de difficultés à s’adapter à d’autres espaces linguistiques.

Enfin, nous expliquons aux jeunes Libanais que parler anglais et arabe est, aujourd’hui, un prérequis. Sur un CV, la maîtrise de l’anglais est devenue une évidence, elle n’est même plus un critère distinctif. Ce qui peut faire la différence, c’est la capacité à parler une troisième langue. Or, le Liban reste un pays profondément francophone, ce qui constitue un atout culturel et professionnel majeur. Cette aptitude au trilinguisme permet de naviguer entre plusieurs sphères culturelles, sociales et économiques, ce qui constitue un avantage certain par rapport à d’autres jeunes de la région, qui maîtrisent uniquement l’anglais et l’arabe.

 

Comment envisagez-vous l’avenir de la francophonie académique et quelles sont les conditions pour qu’elle continue à prospérer et évoluer ?

Au Liban, on observe une lente érosion de la place du français, en particulier dans les écoles publiques. Il y a deux ans, l’anglais a dépassé le français en termes de prédominance linguistique. Toutefois, le pays évolue progressivement vers une situation de trilinguisme, où environ la moitié de la population conservera un niveau performant en français.

Dans ce contexte, les universités francophones continuent de recruter et ne subissent pas de perte de vitesse significative. Par ailleurs, un phénomène intéressant se dessine : de nombreuses écoles et universités historiquement anglophones ouvrent des sections francophones pour renforcer leur attractivité. Ce mouvement est réciproque, les établissements francophones intégrant également des cursus anglophones. On se dirige donc vers un modèle où l’anglais domine incontestablement, mais où le français conserve très significative.

 

"Le Liban reste un pilier de la francophonie académique avec le plus grand réseau d’établissements français homologués à l’étranger", confie monsieur Baléo.

 

Le choix d’une langue d’apprentissage repose sur de multiples facteurs et suit des évolutions constantes. Cependant, certaines tendances de fond restent favorables à un usage massif du français. En termes de nombre de locuteurs, la langue française est en pleine expansion. Aujourd’hui, le premier pays francophone n’est plus la France, et Paris n’est plus la première ville francophone - il s’agit maintenant de Kinshasa. L’essor démographique et économique de l’Afrique va jouer un rôle clé dans la diffusion du français au cours des prochaines décennies, faisant de lui une langue d’échange essentielle. Cette dynamique va renforcer son attractivité sur le long terme.

Concernant le Liban, le pays reste un pilier de la francophonie académique avec le plus grand réseau d’établissements français homologués à l’étranger. Le français reste donc, pour au moins une ou deux générations, la langue d’apprentissage privilégiée des élites libanaises. Les Libanais conservent d’ailleurs cette capacité unique à évoluer aussi bien dans le système francophone que dans le système anglo-saxon, ce qui constitue un véritable atout.

 

Avez-vous un message à adresser à nos lecteurs ?

Tout simplement, je voudrais rappeler qu’il ne faut pas céder au discours décliniste sur la langue française. Il y a de nombreuses raisons objectives et rationnelles d’envisager l’avenir avec optimisme. Le printemps revient, et nous sommes à une période de renouveau, portée par une nouvelle dynamique et un gouvernement engagé dans des réformes importantes ici au Liban. Tous les éléments sont réunis pour regarder l’avenir avec confiance.