Le parti Move Forward s’est ouvert la possibilité de former un gouvernement en gagnant aux urnes. Mais un certain nombre d’écueils se dressent encore sur la route vers le pourvoir
Les partisans du parti Move Forward, sorti vainqueur des élections législatives thaïlandaises de dimanche, ont célébré avec beaucoup d’enthousiasme cette victoire extraordinaire, confirmant l’impopularité de la clique militaro-royaliste qui a dirigé le pays pendant neuf années après s’être emparé du pouvoir par un coup d’Etat.
Mais dans cette monarchie constitutionnelle à l’histoire politique tumultueuse qu’est la Thaïlande, le chemin qui mène au pouvoir peut être parsemé d’embûches. Et Move Forward, seul parti politique à oser pousser l’idée d’une réforme du statut de la monarchie, pourrait en faire l’amère expérience dans les semaines qui viennent.
Outre son ambition de bousculer les tabous autour de la royauté, qui limite le nombre de partenaires de coalition potentiels, figure d’autres obstacles possibles tels que les ambitions des autres partis d'opposition, le rôle du Sénat nommé aux mains de l’establishment ou encore des poursuites en justice, qui, selon les analystes, pourraient contrecarrer les plans de Pita Limjaroenrat, même si Move Forward est devenu le parti le plus représenté au Parlement après le vote de dimanche.
"De nombreux obstacles à surmonter"
Quelques heures avant le défilé de la victoire, lundi, le jeune quadragénaire s'est présenté devant la presse au siège de son parti et a déclaré : "Je suis Pita Limjaroenrat, le prochain Premier ministre de Thaïlande".
Il a dit avoir discuté avec cinq partis politiques et proposé une alliance totalisant 309 sièges à la Chambre des représentants qui compte 500 députés. Mais cela reste insuffisant pour lui assurer d’être élu Premier ministre, car les 250 membres du Sénat, tous nommés par l’ex junte militaire, votent également aux côtés des députés pour choisir le Premier ministre.
Le principal partenaire de coalition du parti Move Forward serait le Pheu Thai, parti de la famille Shinawatra qui était - jusqu'à ces élections - le principal adversaire de l'establishment militaro-royaliste au pouvoir depuis une décennie.
Le Pheu Thai, qui a remporté les cinq précédentes élections législatives et n’a pu achever qu’un seul mandat sans être renversé par l’armée ou la justice, aurait obtenu 141 sièges dimanche, selon les dernières projections, soit seulement 10 de moins que Move Forward.
"Ce ne sera pas une transition en douceur", estime Prajak Kongkirati, politologue à l'Université Thammasat de Bangkok. "Il reste de nombreux obstacles à surmonter pour le Move Forward et le Pheu Thai."
Outre leurs divergences sur la politique économique, les deux partis ne partagent pas tout à fait la même approche vis-à-vis de la monarchie.
Le sujet sensible de la monarchie
Dans l'opposition, Move Forward est le seul parti à avoir jamais questionné le budget du palais royal, estimé à environ 3,75 milliards de bahts (110 millions d'euros), tandis que le Pheu Thai a évité toute discussion sur ce sujet très sensible dans un pays où poser une simple question concernant la monarchie peut être considéré comme une insulte punissable de peines de prison.
Move Forward a d’ailleurs promis qu’il poursuivrait ses plans visant à modifier la fameuse loi de lèse-majesté dont les détracteurs estiment qu’elle est avant tout un outil politique destiné à museler la dissidence.
Un tel positionnement politique a tendance à mettre mal à l'aise les autres partis. Néanmoins, jusqu'à présent, l'opposition semble rester soudée.
"Rien n’est acquis pour Move Forward", a déclaré dimanche Titipol Phakdeewanich, professeur de sciences politiques à l'université d’Ubon Ratchathani.
Qui ne craint pas l’épouvantail de la scène politique thaïlandaise
Né d’une famille politiquement influente, Pita Limjaroenrat a fait son secondaire en Nouvelle-Zélande puis a poursuivi des études supérieures dans les meilleures universités américaines, dont Harvard.
Il a fait ses armes en politique en travaillant dans un ministère d’un gouvernement dirigé par l’ex Premier ministre Thaksin Shinawatra, fondateur du mouvement politique représenté aujourd'hui par le Pheu Thai.
Mais ce n’est qu’en 2019, qu’il se consacre à plein temps à la politique, lorsqu’il accède au Parlement avec 80 autres membres du parti Future Forward (ou Anakot Mai en thaï), aujourd’hui dissous.
Fondé par Thanathorn Juangroongruangkit, un quadra milliardaire, Future Forward a secoué la scène politique avec ses appels à la réforme, notamment la suppression du service militaire et la fin des monopoles.
Mais en février 2020, la Cour Constitutionnelle, bête noire de l’opposition à l’establishment, a ordonné la dissolution du parti, et Thanathorn ainsi que 15 autres dirigeants du parti ont été interdits d’activité politique pour une période de dix ans pour violation des règles électorales.
"Le parti est dissous mais les problèmes du peuple ne se sont pas résolus", avait déclaré Pita à l'époque.
Les membres restants de Future Forward ont ensuite formé Move Forward avec Pita Limjaroenrat comme chef.
"Nouveau champ de bataille"
Des manifestations de rue menées par des jeunes ont éclaté par la suite, les gens appelant à des réformes et à une nouvelle Constitution pour remplacer celle rédigée en 2017 sous le régime militaire, tandis qu’une vague de prises de position sans précédent déferlait sur les réseaux sociaux vis-à-vis du rôle de la monarchie dans la politique et dans la société en général.
Un certain nombre de ces revendications reflétaient le programme de Move Forward.
"Move Forward a élévé le jeu au niveau supérieur avec son plan de réforme institutionnelle", souligne Thitinan Pongsudhirak, qui enseigne les sciences politiques à l'Université Chulalongkorn de Bangkok. "C'est le nouveau champ de bataille de la politique thaïlandaise."
Intervention de la justice
Tout comme son prédécesseur Thanathorn Juangroongruangkit, Pita Limjaroenrat pourrait lui aussi se retrouver disqualifié par la Cour Constitutionnelle, laquelle a accroché ces 15 dernières années à son tableau de chasse pas moins de trois Premier ministres et plusieurs partis politiques, tous anti-establishment.
En effet, quelques jours avant les élections, un politicien conservateur a déposé une plainte alléguant que le chef de Move Forward détenait des actions dans une entreprise de médias. Or, les règles électorales stipulent qu'un propriétaire ou un actionnaire d'une entreprise de médias de masse ne peut pas se présenter aux élections.
Pita Limjaroenrat a déclaré que les actions faisaient partie de la succession de son défunt père, qu'il avait la charge de gérer.
"Nous répondrons avec maturité, des principes juridiques ainsi que des preuves", a-t-il déclaré aux journalistes. "Je suis extrêmement confiant."
La commission électorale examine actuellement la plainte, similaire à celle ayant fait tomber Thanathorn en 2020.
Un Sénat non élu nommé par les conservateurs
Pour devenir Premier ministre, Pita Limjaroenrat va également devoir passer l’obstacle de la chambre haute qui est en principe inféodée au camp militaro-royaliste. Certains des 250 membres du Sénat ont d’ores et déjà laissé entendre qu'ils ne voteraient pas pour le champion du parti vainqueur des élections, ce qui laisse entrevoir la possibilité que des partis pro-militaires battus aux urnes puissent voir l’un des leurs élu Premier ministre avec l'aide du Sénat.
Si un tel scénario se produisait, cela pourrait déclencher le retour de manifestations de masses comme celles qui ont enflammé le royaume au cours des deux dernières décennies.
"Le prix à payer risque d'être assez élevé si quelqu'un envisage de contredire le résultat des élections ou de former un gouvernement minoritaire", a déclaré Pita Limjaroenrat.
"Je ne suis pas inquiet mais je ne suis pas négligent."