D’abord, il est difficile de dire si nous avons affaire à un vrai arbre, puisque certains le classent dans la famille des Agavacées et d’autres dans celle des Liliacées. Toujours est-il que le dragonnier est une espèce d’arbre assez particulière, plantée dans les jardins de différents monastères, couvents et palais de Lisbonne depuis, au moins, le XVème siècle.
Les origines et les mythes du dragonnier
Les témoignages de nombreux voyageurs européens de passage à Lisbonne dès cette époque-là le prouvent, tels Hieronymus Munzer (1447-1508), en 1494, qui fut le premier à le décrire comme l’"arbre-du-dragon". Ce qui impressionna le plus ce dernier, c’était la circonférence qu’un tel arbre pouvait atteindre et l’exploitation de sa résine translucide, écarlate (sanguis draconis, sang-dragon), extraite à des fins médicinales ou pour coloration, des incisions étant faites dans son écorce.
Pendant l’Antiquité, le "sang de dragon" ou cinabre, extrait de l’espèce Dracaena cinabari, était ramené de l’île de Socotra, située dans le golfe d’Aden, face au Yémen. Acheminé par la route de l’encens, ce produit était déjà utilisé en Europe comme colorant ou même potion de virilité. Au Moyen Âge, la résine rouge, souvent modelée en forme de cœur, était une drogue rare et chère que l’on jugeait efficace pour stopper les hémorragies. De nombreux mythes surgirent sur ses origines mystérieuses et sur ses pouvoirs curatifs à tel point que les marchands en profitèrent pour vendre le sang de dragon à des prix exorbitants.
On trouve une autre espèce de dragonnier (Dracaena draco), natif ou endémique de la côte occidentale du Maroc, de l’archipel des Canaries, là où il a été choisi comme emblème à Ténérife, de Madère et du Cap-Vert. Les dragonniers sont capables de vivre très longtemps et peuvent atteindre des dimensions impressionnantes. Ils se distinguent par une végétation de feuille en forme d’épée allant vers le haut et sont composés de branches bulbeuses et souvent difformes. Leurs fruits rouges, quand arrivés à maturité, sont comestibles et appréciés par de nombreux volatiles.
Les trois dragonniers que Munzer vit dans le verger du monastère de Notre-Dame da Graça, à Lisbonne, devaient être là depuis les années 1470, ou même avant, rapportés par des marins portugais ayant navigué dans l’Atlantique. S’il fut le premier à décrire cet arbre insolite, ce sera le peintre et graveur alsacien Martin Schongauer (1445-1491), qui le représenta de manière rigoureuse sur une de ses gravures relatant la "fuite en Egypte". L’étrange arbre dessiné par Schongauer ne tardera pas à apparaître dans des gravures et peintures d’autres artistes de l’époque; Albrecht Durer, Michael Wohlgemuth ou Hieronymus Bosch qui l’introduira dans son célèbre tableau le "Jardin des délices", le dragonnier transformé en arbre de vie éternelle trouvé au Paradis. Ces dragonniers de Graça fascinèrent plus d’un visiteur, comme le célèbre médecin et botaniste flamand Charles de l’Ecluse (1526-1609), qui se spécialisa en histoire naturelle et florale et qui publia de nombreux ouvrages sur les plantes et les herbes médicinales. De passage à Lisbonne, en septembre 1564, il visita les palais royaux de Santos et de Paço da Ribeira et découvrit également dans leurs potagers du tabac du Brésil ou des pieds de tomate, encore inconnus dans le reste de l’Europe. Pierre Van der Borcht, ami de l’Ecluse, réalisera une aquarelle réaliste et détaillée du dragonnier et cette représentation botanique sera incluse dans une œuvre de l’Ecluse, publiée à Anvers, en 1576.
Au cours du XVIIIème siècle, progressivement, les demeures et palais de la noblesse portugaise auront tous dans leurs jardins respectifs un ou plusieurs dragonniers, véritable arbre mythique chargé de mystère, utilisé dés lors à des fins ornementales.
Quand les Portugais avaient dû céder les Canaries à la Couronne espagnole, après le traité d’Alcáçova, en 1479, alors qu’ils avaient été les premiers occidentaux à occuper l’archipel, ils durent certainement transplanter des dragonniers jusqu’aux Açores, pour les exploiter à des fins commerciales. Aujourd’hui, comme aux Canaries, c’est là que l’on en trouve le plus sur des falaises escarpées et difficiles d’accès, essentiellement sur l’île de Flores. Ailleurs, comme à Madère ou au Cap-Vert, ils ont quasiment disparu de leur aire d’origine, à cause de la pression humaine. Cette plante tinctoriale par excellence était très recherchée avant l’apparition des colorants synthétiques, au même titre que la garance, le bois-brésil (hématoxylon) ou le rouge cardinal, ce dernier obtenu avec les cochenilles parasites des opuntias.
Où peut-on trouver le dragonnier ?
Le dragonnier certainement le plus vieux de la capitale portugaise, encore existant, se trouve dans le jardin botanique de Ajuda. Planté du temps du Marquis de Pombal, il aurait 240 ans, mesurant 15 mètres de hauteur et son grand âge l’oblige à tenir ses branches par des béquilles. On trouvera d’autres exemplaires de la même époque, comme celui de la Tapada das Necessidades ou celui à l’intérieur du Cimetière anglais, derrière le jardin de Estrela. Dans ce dernier, un dragonnier est planté parmi la collection de plantes succulentes, de taille encore relativement modeste, car beaucoup plus jeune. En effet, cette plante est de croissance assez lente, qui explique aussi sa grande longévité. Il faut, par exemple une vingtaine d’années pour que le dragonnier ait ses premières fleurs en panicule et ne commence à se ramifier qu’au bout de trente ans environ. Fournissant une grande quantité de graines chaque année, très peu d’entre elles dépasseront le stade de plantules une fois germées, ce qui prouve la raréfaction de l’espèce, de reproduction difficile.
On trouve le dragonnier "en exil" dans de nombreux jardins du sud de l’Europe, car il amène sans conteste une touche exotique là où on le plante. Comme autre utilisation que sa couleur cinabre, il peut fournir un vernis pour les violons, en Italie, et dans la médecine traditionnelle capverdienne, c’est un bon analgésique. En terme botanique, il est erroné d’appeler le dragonnier un arbre, car c’est plutôt une grande plante herbacée, qui n’a pas de véritables tronc, mais un amas fibreux, qui monte de la même façon que pour les Yuccas ou les palmiers.
Enfin, on peut remarquer actuellement à Lisbonne, dans la rue du Coliseu dos Recreios, un jardin qui est en complète transformation, mais où un dragonnier de grande taille est préservé des travaux alentours par un socle en béton armé, spécialement conçu pour lui et d’un grillage de protection pour sa végétation.
(Reprise du 14/01/2019)