En moins d’une dizaine d’années, Disneylexya s’est imposé comme une figure incontournable de l’art urbain à Valence. Impossible de ne pas apercevoir ses œuvres si vous vous promenez dans le Carmen ou le Cabanyal. Cet artiste chilien, Álvaro Javier Riquelme de son vrai nom, fait parler les murs dans un dialogue entre symboles alchimiques et bestiaire précolombien. À la croisée des cultures, il puise dans les mythes pour inventer son langage, toujours imprévisible, syncrétique et universel. Nous sommes allés à sa rencontre.
Paul Pierroux-Taranto : D'où vient le nom Disneylexya ?
Disneylexya : Le nom Disneylexya vient d’un jeu de mots : on peut l’entendre comme la dyslexie de Disney. J’ai eu l’idée de ce nom étrange quand j’étais étudiant à l’université au Chili. On était un petit groupe d’amis dans un atelier de gravure et on passait notre temps à écouter en boucle des cassettes ringardes. Pour s’amuser, on s’était inventé des noms de DJs et à chaque fois que quelqu'un était désigné pour être le responsable de la musique, il devait annoncer son nom de DJ. Moi, c’était DJ Disneylexia. Je me suis souvenu de cette blague et je me suis dit que j’allais réemployer ce nom en tant qu’artiste.
La mythologie et le symbolisme sont omniprésents dans ton travail actuel. Où as-tu puisé l'inspiration pour ton œuvre ?
Disneylexia est une création qui est née à partir de l’idée d’hybridation. Je me suis intéressé tout particulièrement aux processus de conquête et de colonisation. Si l’on se rend en Amérique latine, on s'aperçoit que les Européens ont apporté une symbolique chrétienne sur ce continent. Les indiens ont repris cette iconographie pour l’adapter à leurs traditions. Il y a eu un syncrétisme. Par exemple, la Pachamama des Incas, c’est la Vierge Marie. Tout le monde était content : les Espagnols pensaient que les Indiens vénéraient la Vierge et les Indiens conservaient en secret leurs rites ancestraux sous une autre forme (rires). Disneylexya, c’est une inversion de la colonisation visuelle.
On retrouve bien sûr une grande influence de l’Amérique latine dans mon travail, notamment dans le choix des couleurs et des motifs. Mais il n’y a pas que cela ! Si on y regarde de plus près, ce ne sont pas seulement des images latino-américaines. Le symbolisme occidental est très présent aussi. Il y a beaucoup d’images alchimiques dans mes œuvres, comme l’ouroboros, le sablier, etc. J’ai toujours été passionné par l’iconographie ancienne. Je suis pétri de culture latino-américaine, européenne et africaine. L’idée, avec Disneylexia, a été de prendre ce mélange de cultures, de l’habiller de mythes latino-américains et de le déverser dans les rues d’Europe.
Tu t’es aussi fait connaître dans un premier temps comme Riezsgosozyal.
C’est exact. Au début, je menais deux projets en parallèle. Je travaillais en tant que Riezsgosozyal et Disneylexya. Longtemps, mon art a présenté ces deux versants : le projet Riezgosozyal, qui comprenait un aspect de critique sociale plus évident, et Disneylexya, qui était un projet plus abstrait, plus composite. J’avais en moi ces deux manières de m’exprimer. Je pense que les artistes ne peuvent pas tenir un seul discours. Chaque jour, quand on se lève, il y a des milliers de personnes en nous. Nous ne sommes pas des êtres figés. Ce qui est logique, c’est d’avoir plusieurs langages, plusieurs modes d’expression. C’est ce qui arrive aussi chez les musiciens : en général, ils n’ont pas un seul groupe. Ils développent beaucoup de projets à la fois qui sont souvent très différents les uns des autres. Cela vaut aussi pour les écrivains, comme Pessoa qui est un personnage aux multiples facettes.
Je suis arrivé à la conclusion que, pour me définir, je devais explorer de plus de plus ma propre esthétique et inventer un langage qui lui donnerait une consistance. J’ai découvert ce langage à travers le symbolisme. Voilà pourquoi j’ai choisi de privilégier cette partie de moi en concentrant mon travail sur Disneylexya.
Ta technique a évolué. Tu peins directement sur les murs.
Oui, bien sûr. Quand j’ai commencé le street art, j’étais totalement nu (rires). Je n’avais pas de permis pour peindre, je devais donc le faire très rapidement. La forme la plus simple de peindre dans la rue, c’est avec le paste up. C’est vraiment la meilleure solution pour quelqu'un qui n’a pas beaucoup d'expérience, ce qui était mon cas à l’époque. On peut travailler tranquillement chez soi et, une fois qu’on a obtenu ce qu’on désire, il ne reste plus qu’à le coller sur les murs. Mais l’inconvénient de cette technique, c’est qu’elle est très éphémère. Je crois qu’il ne me reste que deux paste up en état dans tout Valence ! C’est donc une technique qui a ses avantages et ses inconvénients et c’est pourquoi, maintenant, je peins directement sur les murs.
"Disneylexya est une inversion de la colonisation visuelle."
Combien de temps faut-il en moyenne pour réaliser une œuvre ?
En fait, cela dépend beaucoup des conditions climatiques. Mes amis se moquent toujours de moi parce qu’ils disent que je suis lent (rires). Et c’est vrai, ma technique est lente car elle requiert beaucoup de précision. Je suis très méticuleux. J’ai un grand souci du détail. Mais je dirais qu’avec le temps, j’ai quand même appris à travailler plus rapidement. Par exemple, il y a peu, j’ai peint un grand mur de 4m en une semaine.
As-tu une idée précise de ce que tu vas peindre quand tu es devant un mur ?
En général, quand j’arrive devant un mur, je le connais déjà et j’ai une idée de ce que je vais faire. Sur de grandes surfaces, il est vraiment nécessaire de tout mesurer et quadriller parce que perdre du temps, c’est perdre de l’argent. Je dois être efficace à cent pour cent. Rien ne doit être laissé au hasard. Parfois, quand on m’appelle pour peindre à l’étranger, il m’arrive d’avoir des surprises entre la photo qu’on m’avait envoyée et le mur que j’ai en face de moi. Je dois alors m’adapter et improviser. Il n’y pas de secret.
Quelle est l'œuvre dont tu es le plus fier ?
J’aime toutes mes œuvres. Je suis globalement satisfait du résultat. Je peux te parler à l’inverse de celles qui me font honte (rires). Mais je précise tout de suite que ce n’est pas ma faute, je n’y suis pour rien ! Un exemple : j’ai peint une fois sur une surface de très mauvaise qualité et c’était vraiment un cauchemar. J’avais pourtant fait en sorte de simplifier au maximum le dessin et, malgré cela, le résultat... se passe de commentaires. Disons que je suis resté perplexe devant ce que j’avais sous les yeux. Je crois que je ne l’ai même pas signé ! Depuis, je l’appelle l'œuvre maudite. Je ne te dirai pas où elle est (rires).
Comment es-tu arrivé à Valence ?
Je suis venu à Valence pour la première fois en 2007 pour faire un master de restauration du patrimoine que je n’ai pas fini. À cause de la crise, j’ai dû rentrer au Chili pour travailler. Ensuite, ma femme et moi avons décidé d’aller vivre à l’étranger mais nous ne savions pas dans quel pays ni dans quelle ville nous installer. On a tiré au sort et, finalement, c’est Valence qui est sortie (rires).
Mais je ne savais pas ce que j’allais faire à Valence. J’ai monté quelques projets qui furent des échecs. Je me sentais seul, nu. J’avais laissé derrière moi tout ce que j’avais été, tout ce que j’avais connu, ma famille, mes amis, le climat... Et une nuit, alors que j’étais en pleine déprime, ma femme, me voyant m’apitoyer sur mon sort, m’a dit : tu es un artiste. Ce fut un électrochoc.
Je me rappelle que nous sommes allés nous coucher et que je me suis réveillé en plein milieu de la nuit. J’ai regardé par la fenêtre : en bas, il y avait un paste up. Je me suis dit, d’accord, c’est ce que je vais faire. C’est mon chemin.
"Je crois que lorsqu'une personne fait de l’art, c’est-à-dire, se consacre pleinement à créer un nouveau langage et qu’elle est consciente de cela, cette personne entreprend un processus que l’on pourrait qualifier de magique."
Et tu es devenu celui que tu voulais être.
J’ai vécu le fait de m’assumer en tant qu’artiste comme une renaissance. Cela a été comme mourir et renaître à moi-même. Avant, j’avais été peintre, mais quand je suis devenu professeur d’art au Chili, ma vie s'est transformée en une sorte de routine très tranquille, une zone de confort où tout était sous contrôle. J’étais dans une paresse intellectuelle. Je ne dessinais même plus.
Maintenant, j’ai la chance de vivre de mon art même si cela n’a pas toujours été facile. Si je n’avais pas eu ma femme à mes côtés, je ne sais pas comment j’aurais fait. Elle m’a vraiment aidé à tous les niveaux. C’est elle qui m’a donné cette gifle de conscience qui m’a permis d’être qui je suis aujourd’hui.
À propos de Valence, comment expliques-tu la place fondamentale du street art dans cette ville ?
Je me suis toujours posé cette question. Mais je n’ai jusqu’à présent pas trouvé de réponse satisfaisante. C’est un mystère. Si on y réfléchit bien, Valence est une petite ville. Or ce qui est incroyable, c’est qu’elle a pu produire autant d’artistes de qualité. C’est fascinant. Il y a énormément de talents dans cette ville ! Elle n’a vraiment rien à envier aux mégapoles. La qualité de vie, la tranquillité y sont probablement pour quelque chose. La lumière aussi, bien sûr. Les pionniers du street art à Valence, comme Julieta XLF, et le festival d’art urbain Poliniza ont joué un rôle clé. Ils ont ouvert la brèche et nous ont montré le chemin.
Quelles sont tes influences majeures ?
Quand j’étais au Chili, la BD a été ma première influence. Des dessinateurs comme Mœbius et Hugo Pratt m’ont marqué. Du point de vue des arts plastiques et des concepts, pour moi, Anselm Kiefer est vraiment le dieu des dieux. J’adore aussi Georg Baselitz et son néo-expressionnisme.
En ce qui concerne le street art, quand j’allais au lycée à Santiago, il y avait un grapheur qui s'appelait Vazko. C’est le premier à m’avoir impressionné et je me rappelle très bien à ce moment m’être dit : ”celui-là est vraiment à part”. Il faisait quelque chose de totalement différent des autres. Il était sorti des sentiers battus du graffiti traditionnel et était devenu, selon un terme que j’ai inventé à l’université, un “mongomorfo”, c’est-à-dire une sorte d’extraterrestre (rires). J’avais quinze ans et je m’en souviens encore à mes quarante-et-un ans !
Bien des années plus tard, j’ai retrouvé cette sensation, cette saveur de nouveauté à Valence. Mais cette fois, de manière massive, décuplée. Ici, je suis tombé furieusement amoureux de l’art de rue. Quand je me promenais dans les rues de Valence, les oeuvres de
Escif, Raquel Rodrigo, Deih, Hyuro et tant d’autres ont attiré mon attention et suscité des déclics chez moi. J’ai créé Riezsgosozyal pour me rapprocher de cette aventure. Même si le graphisme et l'esthétique étaient différents, l'humour et le sentiment d’amertume étaient les mêmes.
Selon toi, existe-t-il une différence entre l’art de rue et l’art tel qu’il est présenté dans les galeries et les musées ?
L’art est partout. Il faut être attentif. Même une merde de pigeon deposée esthétiquement à l’endroit précis sur un trottoir peut être de l’art (rires). Pour moi, le musée et la galerie remplissent des fonctions différentes. La galerie a évidemment une fonction commerciale. Quant au musée, je le vois un peu comme un laboratoire de savants fous qui auraient une mission de conservation et de spéculation. Mais, fondamentalement, tu rencontres l’art partout. L’art, c’est tout.
"Je pense que les artistes ne peuvent pas tenir un seul discours. Chaque jour, quand on se lève, il y a des milliers de personnes en nous."
Est-ce que cela a encore un sens de parler de subversion à propos de l’art urbain ?
Chacun se fait sa propre définition du mot subversif. On peut être subversif de bien des façons différentes. Je crois qu’il faut faire attention à ne pas faire dépendre son art de la subversion à tout prix. Beaucoup de personnes pensent qu’être subversif, c’est peindre en bande, sans l’autorisation préalable de la Police. Pour moi, ça, c'est un peu une philosophie à la Bart Simpson. C’est vraiment ne pas vouloir sortir de l’enfance, utiliser l’art pour faire sa crise d’adolescence.
La subversion, c’est à l’inverse quelque chose qui doit vraiment déranger. Déranger, cela ne signifie pas être désagréable, rendre la vie impossible aux voisins ni aux autres artistes qui peignent sur les murs. Déranger, c’est provoquer un changement profond dans les mentalités de ceux qui regardent. Il faut qu’il y ait des moteurs de transformation dans ce qu’on montre. Ce qui est beau, avec la subversion, c’est justement l’effet boule de neige qu’elle provoque : le fait qu’elle entraîne les autres derrière elle. C’est ce qui m’est arrivé en observant les aînés. C’est comme si l’on plantait des petites graines pour les passants. Cela suscite des vocations. Cela change leur perspective de vie. Peindre, c’est une transformation. C'est ouvrir des portes et transmettre des émotions. J’en suis la preuve. C’est ce qui m’est arrivé.
Au fond, selon ta propre définition, tout art se doit d’être subversif ?
Je crois que lorsqu'une personne fait de l’art, c’est-à-dire, se consacre pleinement à créer un nouveau langage et qu’elle est consciente de cela, cette personne entreprend un processus que l’on pourrait qualifier de magique. Paracelse a dit : "l'homme pense feu et devient feu”. Lorsque tu es submergé par ce que tu fais, et que tu le fais avec passion et amour, il se passe des choses autour de toi. Des transformations ont lieu. Des rencontres se font. Ton langage attire nécessairement les personnes dont tu as besoin. Elles viennent à toi parce que tu leur donnes aussi ce dont elles ont besoin. Tout ce travail entrepris est une sorte d’autoroute énergétique. Les choses vont et viennent. Il faut être conscient de ces petits changements qui ont lieu autour de nous, les observer et rester humble pour continuer de créer.
Entretien réalisé en espagnol et traduit en français par Paul Pierroux-Taranto.